La dématérialisation des données savamment entreprise par nos édiles depuis plusieurs décennies présente un avantage : nous pourrons aller partout les mains vides ou ne plus aller nulle part si l’on continue ainsi, — tout étant virtuel — cela dit, la situation ne devrait que compliquer davantage le regard sur les œuvres originales si l’on se range à cette étrange attitude qui oublie à la base de tout cela le goût, l’envie, le plaisir…
En marge à ces nouveaux standards découlant de nouvelles modélisations socioéconomiques, d’autres continuent de faire leurs preuves, et, de cette attitude hédoniste naissent encore et toujours des œuvres qui disent le plaisir des choses et de la vie !
Ainsi en va-t-il de cette revue assez confidentielle, le Bois gravé, dont l’actuel président, Jean-Claude Auger, voit et résume ainsi les choses : « Notre association a été fondée en 1982 pour défendre la xylographie contemporaine au moyen d’une revue à caractère bibliophilique. Cette publication à tirage limité et numéroté comprend dans chaque livraison des articles illustrés, plus une couverture originale (ill. 2 & 3) et une gravure originale au même format quart-raisin, imprimées sur un beau papier d’estampe.

(ill. 3) Médéric Bottin, Le bois gravé n° 32. Gravure insérée dans les pages intérieures de la revue, 26 x 33 cm
Nous abordons des questions techniques et esthétiques, nous traitons aussi des thèmes iconographiques ou nationaux. A chaque fois nous commençons par une courte introduction historique afin de mieux mettre en valeur les innovations de la création contemporaine. Ainsi ont été proposés des dossiers sur la couleur, le bois debout, la linogravure, les sculpteurs-graveurs, les très grands formats, l’Italie, la Chine, le Québec… Deux monographies ont été consacrées à François Maréchal et à José San Martin ».
Rappels biographiques
Médéric Bottin (ill.1) se qualifie lui-même de résistant, à l’usure du temps qui passe, à des modifications quant au regard et à la présence à l’œuvre ; toujours est-il que ce plasticien, peintre, graveur, sculpteur aussi, touche à tout en fait, ne cesse de prolonger ses envies, thèmes de prédilection au fil d’œuvres les plus diverses. Médéric Bottin (1963, Maisons-Alfort) suit dès 1983 et achève quatre ans après un cursus au département peinture de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. Comme il aime à le répéter « j’aime la gravure parce que j’aime dessiner. Les vrais graveurs sont des dessinateurs … ». Formule lapidaire et tranchée qui a dû faire de la peine à certains tout en n’empêchant nullement tout un chacun de cultiver son originalité.
Du fil, du bois de fil
Ce qui frappe dans les entreprises pleines d’énergie de cet indépendant oublieux des modes et mots d’ordre réducteurs auxquels se soumettent souvent des artistes désireux de reconnaissance sociale, c’est une nécessité de mener à son terme une envie, un désir : « le bois — dit-il — est une technique qui exprime les sentiments. Si l’expression dépasse ce que peut être celle de l’illustration, comme en peinture, on peut à l’aide de la gravure sur bois, exprimer et traduire des sentiments intenses et profonds ». C’est ainsi qu’il voit ses œuvres aux formats remarquables. L’une d’entre elles, Série biblique (ill. 4) constituée d’un ensemble de huit gravures en bois de fil[1], lui a valu d’obtenir le prix Kiyoshi Hasagawa décerné à un graveur par la fondation Taylor (Paris) au début de l’année 2021, prix créé en 2016 par Janine Buffard et Yves Dodeman en hommage à leur grand-oncle. Kiyoshi Hasagawa (1891, Yokohama – 1980, Paris), diplômé au département des arts de l’université Meiji à Tokyo. Après un bref séjour aux États-Unis, le jeune homme s’installe à partir de 1919 à Paris, il étudie tout d’abord la peinture à l’huile avant d’appréhender la gravure.[2] Dans son atelier montmartrois, sa production est prolifique, avec près de 350 estampes créées entre 1919 et 1963.
Chaque année, un artiste résidant en France et présentant dix estampes monochromes peut candidater. C’est dans cette continuité que s’inscrit le prix Kiyoshi Hasagawa, décerné par la fondation Taylor au début de l’année 2021 à Médéric Bottin pour son talent de graveur. Avec cette pièce multiple, l’artiste livre au regard et à l’imaginaire un ensemble de séquences aussi complémentaires que chacune peut devenir élément exclusif d’une narration unique, d’un épisode singulier. Médéric Bottin prononce pour la circonstance un texte retranscrit ci-dessous :
Quand j’appris que j’étais le lauréat du prix de gravure Kiyoshi Hasegawa, j’étais à Etampes. Ce fut la bonne nouvelle de l’Etampes… Je ne l’ai pas appris par la presse, mais par une gentille lettre de la fondation Taylor. Quand je l’ai lue, j’ai tout de suite imprimé, j’étais dans tous mes états, 1er état, 2ème état, 3ème état…
Je vous l’assure, être récompensé par le prix Hasegawa n’est pas du tout une épreuve !
Je suis honoré et très heureux, merci !
Le traitement des gravures sur bois surprend à plus d’un titre. Outre le fait qu’il reconnaisse l’importance de bois comme le poirier si confortable à travailler, il utilise les matrices les plus diverses, des planches de faible épaisseur, des lattes de bois récupérées dans les endroits les plus divers, des lattes de parquet ou encore des emballages de contreplaqué ou de particules.
D’une thématique néofranciscaine et naturaliste
Attiré par les dix mille choses qui peuplent l’univers, hommes, bêtes et choses, tandis que la couverture (ill.2) au format 33 x 51 cm décrit 5 cervidés en silhouettage sur fond bleu soutenu, un monochrome dont le rythme horizontal de la matrice est restitué par les veinures de la planche utilisée, la gravure insérée (ill. 3) dans les pages intérieures de la revue, une œuvre au format raisin (26 sur 33 cm) donne l’impression d’une section prise à l’intérieur d’une Arche de Noé ou d’un lieu hors du temps… Un même processus qui renvoie au rythme singulier du bleu et blanc si utilisé en céramique pour son contraste induisant des images du passé comme l’ébauche d’une emprise magistrale sur le contemporain. Cette section s’impose dans une densité rendue avec les formes contrôlées, sectorielles, tronçonnées par une volonté de couper court et définitif à ce qui aurait pu être répétition ou panoramique. Une simple oblique et un hachurage formant l’ébauche d’un demi-losange ont donné toute sa puissance à ce lieu mystérieux mêlant animaux domestiques et sauvages.
La présence d’oiseaux et de cervidés reprend des thèmes chers à ce créateur, à la délicatesse des passereaux, créatures si consultées par Saint François — un parmi ces penseurs et sages d’époques pas vraiment révolues — fait écho le cerf, un animal présent dans l’Ancien Testament, sa soif de la Parole fait du cerf un animal familier du bestiaire biblique avant que le Nouveau Testament ne l’associe au Christ lui-même. Une représentation fertile, source de nombreuses évocations dont les chasses légendaires telles celles de saint Hubert. Tout comme les grottes de Chauvet, de Lascaux, d’Altamira… que le regard se porte sur l’art pariétal et les premiers balbutiements de la culture, le cerf est omniprésent parmi le bestiaire primitif.
Avec toutes les oeuvres reproduites dans les 7 cahiers constituant cette revue pas comme les autres… sont restitués aux plaisirs de lire et de regarder, celui de collectionner un document devenu précieux, comme se doit de l’être une image…
[1] Il s’agit d’épisodes de l’histoire sainte : Daniel dans la fosse aux lions, la résurrection de Lazare, une Nativité, Salomé, la fuite en Egypte, Jésus et Madeleine.
[2] Le peintre et graveur, dont la majeure partie de la carrière s’est déroulée à Paris, est notamment connu pour ses œuvres monochromes, des paysages, natures mortes, fleurs ou encore volatiles… Kiyoshi Hasegawa tire le parti le plus diversifié du noir : matrice en bois ou plaque de cuivre, en particulier pour la réalisation de manières noires, un procédé de gravure en creux, dont la taille permet l’obtention de divers niveaux de noir, allant du gris jusqu’au noir le plus profond. C’est d’ailleurs Kiyoshi Hasegawa qui introduit en France la technique de gravure en manière noire …
Médéric Bottin. L’homme qui sait faire vibrer le bois, textes de Laurence Paton, Nicole Coudert. Le Bois gravé : Saint-Loup-sur-Cher, 2022. [14] fol. : ill. Couv. et gravure intérieure imprimées en bois de fil. 250 ex. : une édition courante sous couverture originale ou une édition numérotée accompagnée d’une gravure insérée.
Bibliographie succincte
- Médéric Bottin, Pendant un temps, gravures.2e éd. Paris : Ed. Carnets-livres, 2021. 172 p. : ill. Essai de catalogue systématue des œuvres de Médéric Bottin.
- Laurence Paton, L’homme qui savait faire vibrer le bois. In : Nouvelles de l’estampe, 2017 (258).
- [Bulletin de liaison de la] Fondation Taylor, janvier 2021.
- Christophe Comentale, Médéric Bottin, graveur et peintre. Pour une nouvelle liberté des formes. A paraitre in Art et métiers du livre, 2e semestre 2022.