D’une peinture de marine trouvée au Peyrou, l’ « Aquitaine », et d’une suite d’autres bateaux singuliers…

par Alain Cardenas-Castro

Après le livre du peintre Emile Gallois[1] (1882, Ligny en Barrois – 1965, Clichy la Garenne) qui m’a permis de rapporter le travail collaboratif de ce spécialiste du costume avec le peintre péruvien Juan Manuel Cardenas-Castro[2], un autre objet, trouvé également sur un marché d’occasion, m’a permis, cette fois, de mettre en avant quelques-unes de mes œuvres se rapportant à la thématique maritime.

L’objet trouvé est une peinture représentant le paquebot [« Aquitaine »] signée et datée [J. Dutoit, 1909] (ill. 1). En l’observant plus attentivement, cette marine de petit format (38 x 55 cm) se révèle d’une facture particulière. En effet, J. Dutoit a utilisé des timbres de collection découpés puis collés pour réaliser son œuvre que l’on peut ainsi rattacher à l’Art Brut défini par Jean Dubuffet (1901-1985).

Les œuvres d’Art Brut sont réalisées par des créateurs autodidactes. Ils créent un univers à leur propre usage sans se préoccuper de la critique du public et du regard d’autrui. […] Ne recherchant ni reconnaissance, ni approbation, ils conçoivent un univers à leur propre usage. Leurs travaux, réalisés à l’aide de moyens et de matériaux souvent inédits, sont indemnes des influences exercées par la tradition artistique, et mettent en application des modes de figuration singuliers. La notion d’Art Brut repose à la fois sur des caractéristiques sociales et des particularités esthétiques.[3]

(ill. 1) J. Dutoit. « Aquitaine » (1909), collage de timbres de collection et gouache sur carton, 38 x 55 cm

D’ailleurs, parmi les artistes de la collection de l’Art brut, à Lausanne, George Widener (1962) est un créateur qui réalise également des bateaux. Widener procède de manières particulières, il utilise comme support des serviettes en papier qu’il colle les unes sur les autres afin d’obtenir des couches superposées sur lesquelles il dessine à l’encre des cargos (ill. 2), il peut aussi assembler des matériaux divers pour fabriquer un modèle réduit du gigantesque Titanic en évoquant son naufrage (ill. 3). J. Dutoit a procédé différemment. Il a récupéré des timbres du monde entier qu’il a collé afin de représenter le steamer « Aquitaine » et ses voyages à travers le monde.

Alors que J. Dutoit est resté inconnu comme beaucoup d’artistes singuliers, l’art de Widener est aujourd’hui identifié, reconnu et exposé. En effet, on connaît le parcours de Widener qui, après ses études a rejoint en 1979 l’US Air Force en tant que technicien, et qui durant son temps libre se consacre au dessin. L’artiste souffrant d’une forme particulière d’autisme caractérisée par une très grande capacité intellectuelle dessine des calendriers, des diagrammes, des graphiques, établit des inventaires, et des tables de calcul remplis de chiffres, de lettres et de symboles énigmatiques. Pour Widener, tous ces éléments font référence à des faits historiques, souvent des catastrophes, mais aussi à des numéros de téléphone ou à des plaques d’immatriculation.

D’une thématique maritime

J’ai trouvé la peinture de J. Dutoit, intitulée l’« Aquitaine », parmi les objets que proposent chaque dimanche matin, à Montpellier, les antiquaires installés le long des allées bordées de platanes centenaires, sur la place royale du Peyrou, site remarquable du patrimoine montpelliérain.

Le tableau de Dutoit, ce créateur inconnu, représente un bateau à vapeur glissant allègrement sur les flots choisis de couleur bleu marine légèrement violacée, autrement dit outremer. Peinte à la gouache, cette œuvre m’a rappelé mes premiers dessins d’enfant, des représentations de drakkars vikings aux ornementations fantastiques.

A partir de là, j’ai voulu retrouver dans l’ensemble de mon travail plastique des représentations de navires. J’ai ainsi rassemblé un corpus de quelques pièces inspirées d’une part, par les récits de voyage que je consultais à la librairie du Musée de l’Homme où ma mère travaillait et d’autre part, par l’attrait pour ce moyen de transport maritime usité par les voyageurs et explorateurs à travers les âges. Je les présente selon une suite chronologique qui commence pendant la période de mes études aux Beaux-arts, à Paris, et particulièrement l’étude de la peinture à fresque. Ce sont les bateaux de la Grèce antique (ill. 4) qui ont été le prétexte pour réaliser une de mes premières peintures d’assemblage sur papier (Odyssée, 1984) (ill. 5). Par la suite, j’ai choisi de représenter les paquebots sous la forme de silhouettes stylisées afin d’évoquer le voyage transatlantique de mon père, en 1920, suivi par celui de mon oncle José Felix, sur l’Orita[4], en 1921 (ill. 6). On retrouve un paquebot figurant parmi les éléments symboliques d’une composition murale peinte à fresque, composition présentée en 1985 à la Galerie de la Maison des Beaux-arts, à Paris (ill. 7 et 8). Le paquebot a été représenté autrement à la fin des années 1980, sur une toile de petit format peinte à l’eau qui sera exposée dans un espace privé du XIe arrdt parisien (Traversée, 1988) — à cette occasion la toile sera acquise par une collectionneuse écossaise (ill. 9) — ou sur papier chinois de type Xuan en utilisant une technique d’impression (Florilège, 2022) (ill. 10). Plus récemment, pour illustrer l’ouvrage Des plantes et des hommes, d’Alain Amariglio (Editions du Canoë 2023), j’ai choisi de représenter une caravelle, l’embarcation emblématique des grands navigateurs du XVe s. que l’auteur mentionne dans son chapitre sur le topinambour (Heliantus tuberosus) (ill. 11 et 12). Tous ces moyens de transport maritime dépeints témoignent des déplacements humains — contraints ou volontaires  — à travers le monde, en lien avec les recherches sur mes origines biculturelles que je poursuis encore aujourd’hui[5].

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 2) George Widener. Weekend Cruiser (2005), encre sur serviettes en papier, 97 x 144 cm © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne. (ill. 3) George Widener. The Titanic (2012), assemblage de matériaux divers, 157 x 15 x 40 cm © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 4) Ulysse résiste aux chants des sirènes (50-75 av J-C), peinture à fresque, Pompéi. (ill. 5) Alain Cardenas-Castro. Odyssée (1984), vinylique et pigments sur papiers, 200 x 130 cm

(ill. 6) Le paquebot Steamer Orita (1903), carte postale ancienne. Coll privée

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 7) Alain Cardenas-Castro. Panneaux de fresque (1985), peinture à fresque sur panneaux d’Heraclith. Galerie de la Maison des Beaux-arts, Paris. (ill. 8) A droite, détail d’un des panneaux

(ill. 9) Alain Cardenas-Castro. Carton d’invitation au vernissage de l’exposition monographique Alain Cardenas-Castro, 25 au 28 janvier 1990, Espace Carole Fonteneau, 148 rue de la Roquette 75011 Paris

(ill. 10) Alain Cardenas-Castro. Florilège (2022), feutre, crayon graphite et tampons sur papier Xuan

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 11 et 12) Alain Cardenas-Castro. Heliantus tuberosus (2023), Une des 22 illustration pour l’ouvrage Des plantes et des hommes d’Alain Amariglio (Ed. du Canoë), crayon graphite, feutre et tampons typographiques sur papier, 19 x 14 cm.

L‘histoire de l’Aquitaine, un sujet maritime

Certainement peint par un passionné de marine, le titre du tableau [« Aquitaine »] a été positionné centralement sur le tiers inférieur de la composition, en-dessous de la ligne de flotaison du bateau (ill. 13).

Avant de continuer sa description, il est intéressant de rappeler l’histoire mouvementée de ce bateau à vapeur construit en 1890 en Ecosse, à Glasgow par la Fairfield Shipbuilding & Eng. Co. Ltd. (ill. 14). Initialement appelé Normania par la compagnie de transport maritime Hamburg Americka Liner, il a été renommé Patriota en 1898 pour servir de croiseur auxilliaire espagnol. En 1899, il est racheté par la Compagnie Générale transatlantique pour devenir L’Aquitaine et assurer la ligne Le Havre/New-York. D’une longueur de 152 m et d’une largeur de 17,50 m, comportant un creux de 10,50 m, il se déplace avec une jauge de 8 242 tonneaux à la vitesse de 20 noeuds. En mai 1906, L’Aquitaine est finalement vendu pour être démoli à Glasgow la même année.

(ill. 13) J. Dutoit. « Aquitaine » (1909) collage de timbres de collection et gouache sur carton, 38 x 55 cm (détail).

  (ill. 14) Le Havre, « L’Aquitaine en pleine mer », carte postale ancienne, éd. N G 

  « Aquitaine », une marine signée J. Dutoit, datée de 1909

A première vue cette marine aux tons clairs et transparents a été exécutée à la gouache. Une analyse plus détaillée permet de voir que seuls, le ciel, en arrière-plan, les flots, sur lesquels évoluent l’embarcation et la fumée sortant des trois cheminées du vapeur ont été peints. Suivant les parties mentionnées sur la planche descriptive du grand paquebot rapide (ill. 15), le restant a été réalisé avec des timbres de collection qui ont été collés. Les timbres ont été d’abord, utilisés quasiment entier ou presque, en décor sur la coque du bateau, ensuite, ils ont aussi été découpés et parfois très minutieusement. Ainsi le grand mât et le mât de misaine ainsi que les haubans ont été réalisé de cette manière. Les pavillons également : le pavillon national aux couleurs de la France (ill. 16), le pavillon de compagnie comprend un cercle rouge et les lettres C et G et la syllabe TRAN pour Compagnie Générale Transatlantique (ill. 17), les pavillons de signaux sont absents, le pavillon de reconnaissance est aux couleurs des Etats-Unis (ill. 18) et le pavillon postal est aux couleurs de la France (ill. 19).

(ill. 15) Planche descriptive de deux bateaux à vapeurs

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 16) Le pavillon national aux couleurs de la France ; (ill. 17) Le pavillon postal aux couleurs de la France

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 18) le pavillon de la Compagnie Générale Transatlantique ; (ill. 19) le pavillon de reconnaissance aux couleurs des Etats-Unis.

On constate que parmi les timbres de collection utilisés en collage sur la coque et les cheminées du bâtiment, plusieurs pays sont présents, la plupart européens. La liste établie ci-après présente les timbres qui ont été collés depuis la proue jusqu’à la poupe du navire et sur la cheminée avant. Ils sont numérotés de 1 à 23. Cette liste est accompagnée d’un diagramme montrant les timbres et leurs emplacements sur le vapeur (ill. 20).

 (ill. 20) Diagramme avec les 23 timbres quasiment entiers utilisés en décor de l« Aquitaine »

La liste des 23 timbres de collection débute avec un timbre péruvien émis à la toute fin du XIXe s. Il représente l’Inca Atahualpa (1500-1533), le 13e et dernier empereur inca.

1 Pérou. Atahualpa. Date d’émission : 1899. Taille : 25 x 30 mm, couleur : vermillon, imprimeurs : American Bank Note Co. Impression : taille-douce, valeur faciale : 1 c – Centavo péruvien.

2 Etats-Unis. Effigie de Benjamin Franklin émis en 1870, 1cent.

3 Empire français. Napoléon III lauré, 20c bleu, type II, émis en août 1868.

4 Helvetia. Timbre émis en 1899, 25cts suisse.

  5 Romania. Timbre taxe. Date d’émission 1871, 50 bani.

6 Finland/Russia. Timbre émis en 1885, 25 penni.

7 Argentine. Date d’émission : 1888, 1 centavo à l’effigie de Velez Sarsfield Dalmacio, avocat et homme politique argentin.

8 Italie. 1901, timbre classique, Victor Emmanuel III.

9 Pays-Bas. 22 1/2 cent 1891-41, Queen Wilhelmina.

10 Belgique. Léopold II de Belgique devenu roi à la mort de son père Léopold Ier en 1865. Le premier timbre à son effigie est émis le 15 novembre 1869, le 10 centimes vert. Les cinq émissions imprimées en typographie le montrent de profil gauche uniquement, dans une grande variété de cadres et de médaillons.

11 Luxembourg. 10 centimes luxembourgeois à l’effigie de Guillaume III.

12 Belgique (idem au n° 10).

13 Helvetia. (idem au n° 4).

14 Espagne. Le roi Alfonso XIII 15c de 1905.

15 Empire français. (Idem au n°3).

16 Italie. Victor-Emmanuel III, 25c., bleu, émis en 1908. Impression typographiée.

17 Empire Allemand. Emis en 1907.

18 USA (1903). Un timbre-poste bleu de 5 cents représentant le portrait d’Abraham Lincoln.

19 France. 1877 – Type « Sage » – Timbre 15 c. bleu.

20 Empire allemand. 1889, 20 pf.

21 Levant autrichien. L’empereur Franz Joseph Ier, 10 sld, émis en 1867.

22 France. Timbre français pour quittances reçus et décharges, 10 centimes bleu.

23 France. Semeuse lignée, 10 cts rose, émis de 1903 à 1907.


[1] Voir l’article Des Costumes espagnols d’Émile Gallois aux gouaches indigénistes de Juan Manuel Cardenas-Castro. L’histoire d’un album inachevé en bibliographie.

[2] Voir l’article Juan Manuel Cárdenas Castro, peintre indigéniste in Sciences & art contemporain, sept. 2019.

[3] Présentation de la Collection de l’Art Brut sur le site du musée de Lausanne qui présente depuis 1976 dans un château du XVIIIe siècle la collection de Jean Dubuffet (1901-1985) à qui l’on doit l’invention du terme « Art Brut » ainsi que l’existence du musée. C’est en 1971 que Dubuffet fait don de sa collection de 5 000 pièces, ainsi que ses archives à la Ville de Lausanne.

[4] Voir la thèse de Fernando Villegas Torres Vínculos artísticos entres España y Perú (1892-1929) : elementos para la construcción del Imaginario nacional peruano, Universidad Complutense De Madrid, 2013, pp. 296, 602.

[5] Voir Alain Cardenas-Castro. Création artistique et données ethno-anthropologiques péruviennes. 1915-2015 : une lignée de peintres muséographes, les Cardenas-Castro en bibliographie.

Eléments de bibliographie :

  • Site participatif de collectionneur : https://colnect.com/fr
  • Collection de l’Art Brut Lausanne : https://www.artbrut.ch/
  • Alain Cardenas-Castro. Juan Manuel Cárdenas Castro, peintre indigéniste in Sciences & art contemporain, sept. 2019.
  • Alain Cardenas-Castro. Des Costumes espagnols d’Émile Gallois aux gouaches indigénistes de Juan Manuel Cardenas-Castro. L’histoire d’un album inachevé in Sciences & art contemporain, novembre 2022.
  • Alain Cardenas-Castro. Création artistique et données ethno-anthropologiques péruviennes. 1915-2015 : une lignée de peintres muséographes, les Cardenas-Castro, thèse en sciences et technologies des arts, spécialité arts plastiques et photographie, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis : 2021.
  • Fernando Villegas Torres. Vínculos artísticos entres España y Perú (1892-1929) : elementos para la construcción del Imaginario nacional peruano, Universidad Complutense De Madrid, 2013
  • http://norwayheritage.com/p_ship.asp?sh=norm1
  • http://www.schiffe-maxim.de/Normannia.html
  • http://seawarpeace.ru/deutsch/kreuzer/01_main/05_normannia.html
  • Catalogue des vaisseaux, l’Iliade d’Homère, chant II.
  • Album des Pavillons nationaux et des marques distinctives, (Paris, Imprimerie nationale, 1923)
  • https://www.artbrut.ch/fr_CH/auteurs/la-collection-de-l-art-brut/widener-georges

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