par Christophe Comentale
Les surprises entre Est et Ouest ne cessent de se manifester à des moments inattendus. C’est ce qui ajoute à leur originalité. Ainsi en va-t-il de cette céramique créée dans la manufacture de Gien durant les années 40-50. Le vase (ill.1) sorti des ateliers est instantanément reconnu comme étant une pièce d’inspiration chinoise. A partir de là, les choses se compliquent ! Comment une pièce propitiatoire de la forme hu, un vase à libations en bronze, s’est-il métamorphosé en vase ornemental dénué de tout contexte rituel ?
Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 1 et 2) Vase propitiatoire de type Hu 壺, Gien (ca années 40), céramique, H.21 cm, larg. max. 13 cm, ouverture 8 cm. Cachet de la maison Gien sous le socle [Vanves le 17 mars 2024]. Ce vase à la forme exotique est inspiré des bronzes propitiatoires chinois. Sous sa base, un des cachets les plus célèbres ou communs de la faïencerie de Gien.
Généralités sur la faïencerie de Gien
La faïencerie de Gien est fondée en 1821 par l’industriel anglais Thomas Edme Hulm dans les terrains et immeubles de l’ancien couvent des Minimes de Gien pour y installer une nouvelle manufacture de faïence. La société connaît très rapidement des difficultés financières et change plusieurs fois de mains dans la période 1826-1862. Certaines de ses compositions hautes et chargées en couleurs, des motifs antiquisants, renaissants, contribuent à exercer une forte attraction sur le goût occidental.
La production s’est d’abord intéressée à la vaisselle d’utilisation courante, elle s’oriente ensuite vers la fabrication de services de table, de pièces décoratives et de services aux armes des grandes familles. L’importante production de lampes à pétrole ou à huile est une spécificité de Gien. En 1882, la société se lance parallèlement dans la fabrication de carreaux de revêtement en céramique. Elle obtient notamment le marché du métropolitain parisien en 1906, produit les fameux carreaux biseautés du métro mesurant 7,5 × 15 cm. La production de carreaux de revêtement est arrêtée vers 1980.
Le vase dont il est question dans le présent article (ill.1 et 2) semble, en l’état actuel des recherches et sans avoir encore eu accès aux archives de la faïencerie de Gien, une curiosité. Si l’on remonte aux années 1930-1950, certes, l’activité sinologique a vu fleurir, notamment dans le domaine de l’archéologie, de superbes pièces. Les fouilles archéologiques effectuées alors en Chine ont ainsi livré une masse de pièces funéraires, provenant du sous-sol, des pièces de jade, des terres cuites, des bronzes, enfin, pour des époques hautes. Aucune période n’a été épargnée. Différentes publications ont pu parvenir aux maisons de décoration qui ont trouvé la une source d’inspiration originale. Entre la curiosité des uns, scientifique ou esthétique, et le besoin de prestige, de paraître des autres, la période a été riche en informations de toutes sortes comme de transactions pour le moins surprenantes.
La faïencerie de Gien n’a pas échappé à ce grand mouvement de curiosité pour une esthétique née d’un exotisme autre. A la même époque, les joailliers parisiens ont largement pris au langage graphique et symbolique de l’art de la Chine pour produire des pièces d’exception. Quelques-unes sont exposées dans les vitrines du musée des arts décoratifs de Paris.
DU BRONZE PROPITIATOIRE HU壺
Si l’on reprend l’analyse de ce vase dans le contexte de l’archéologie et des beaux-arts de Chine, ce qui est considéré comme un vase utilitaire ici redevient là-bas un récipient rituel et propitiatoire. Les exemples sont nombreux, certaines pièces sont en bronze, d’autres, toujours utilisées pour contenir le vin rituel, sont de tailles diverses, le bronze étant doré, recouvert de feuille d’or. Le vase de type hu le plus fréquent est de forme piriforme avec un corps galbé et un col légèrement rétréci. Deux taotie, bêtes monstrueuses apparentées au glouton, servent d’anses sur les côtés. La décoration s’étale sur 4 principaux registres horizontaux compartimentés par une double corniche légèrement en saillie. L’ensemble du vase a été recouvert d’une épaisse feuille d’or. A l’intérieur de chacun des registres, une multitude de personnages et des animaux, des chevaux, des oiseaux ont été incisés, probablement pour remémorer ou commémorer un événement historique important. Il n’est pas sûr que le couvercle soit manquant, de nombreux vases hu ont été retrouvés dans les tombes sans couvercle. La pièce reproduite, en excellent état de conservations, pèse 2 kg (ill. 3). Ce vase est extrêmement rare. On constate des traces de fouille et de patine ancienne.
Ces vases utilisés à des fins commémoratives ou comme cadeau de mariage par les familles nobles et les dignitaires bénéficiaient d’une grande attention lors de leur élaboration. Ils servaient avant tout à montrer l’état de la richesse du défunt et à l’accompagner dans l’au-delà. La forme de ce vase est typique des Han du Nord et elle semble un héritage de la dynastie Shang (1600-1045 av. J.-C.). La présence d’un taotié, emblème clanique dont la signification n’a pas encore été élucidée est ici particulièrement élaboré (ill. 4). Les deux anneaux, inspirés du style « nomade » qu’on affectionnait à l’époque servaient à suspendre le vase par une chaîne à gros maillons. Le vase hu servait à conserver le vin épicé mais pas à le servir à boire. Un autre exemplaire présentant une multitude de personnages a été retrouvé sur un vase de la période Zhou[1] (ill. 5), ce qui laisse penser que ce vase pourrait aussi être plus ancien. Ces représentations ne sont pas uniquement décoratives, elles étaient aussi de bon augure ou avaient un rôle de protection contre les démons.
Ci-dessus, de droite à gauche. (ill. 4 et 5)
QUELQUES ELEMENTS COMPLEMENTAIRES SUR LE VASE HU DE GIEN
La pièce céramique produite à Gien, comme cela est justifié et rappelé par le cachet tracé sous la base de la pièce, est d’un vert lustré qui produit un effet vernissé et des zones de réfraction d’une forte clarté. Des éléments légers, or et argent, animent cette surface d’où se détachent les bandes de structuration des différentes zones signifiantes originelles. L’ensemble devient une figure assez géométrique qui n’est pas sans lien avec l’art produit dès la fin du 19e siècle, en quantités assez limitées, des pièces qui sont le résultat avéré d’une curiosité vers une esthétique autre, tout comme la forme de ce vase renvoie aussi aux stylisations de l’art déco occidental…
[1] La dynastie Zhou (周朝) est selon l’historiographie traditionnelle la troisième dynastie chinoise. Dirigée par des rois appartenant au clan Jī (姬), elle prend le pouvoir au xie siècle av. J.-C. (vers 1046 av. J.-C.), faisant suite à la dynastie Shang, et reste en place jusqu’en 256 av. J.-C., date à laquelle s’achève le règne du dernier empereur des Zhou.
Eléments bibliographiques
- Roger Bernard et Jean-Claude Renard, La Faïence de Gien, Paris : éd. Vilo, 1981.
- Michèle-Cécile Gillard, L’Âge d’or des faïences de Gien, Charles Massin, ,2000. (coll. Céramiques faïences
- Maurice Rheims, L’Objet 1900. Paris : Arts et métiers graphiques, 1964.