Découverte d’un portrait de Kees van Dongen par Zhang Hua.

Parallélismes Est-Ouest

par Christophe Comentale

En cours de parution, une monographie (ill.1) relative au peintre et dessinateur Zhang Hua (1898-1970) doit apporter et concentrer des éléments multiples sur l’œuvre peint de cet artiste talentueux. En marge de cette parution, la découverte d’un portrait de van Dongen cerne d’une attention différente l’œuvre de ce grand peintre moderne chinois.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill.1) Zhang Hua. Essai. Préface d’Emmanuel Lincot, parties liminaires et textes de Christophe Comentale. Paris : Ed. du Fenouil, 2024. 84 p. : ill. en coul. Bibliog ; (ill. 2) Zhang Hua, Portrait de van Dongen, s.d., huile et lavis sur papier, 32 x 22 cm (coll. privée. Paris) ; (ill.3) Kees van Dongen, Autoportrait, 1898, aquarelle sur papier, 36 x 26 cm. Œuvre proposée à la vente sur le site de mutualart.com


(ill. 4) Kees van Dongen : [photographie de presse], 1923 (Agence de presse Meurisse)

ZHANG HUA ET VAN DONGEN, DEUX CREATEURS DE L’INSTANT EMOTIONNEL

● En marge de cette parution, des œuvres encore inconnues de Zhang Hua réapparaissent, comme, tout récemment, cet étonnant portrait du peintre Kees van Dongen (1877, Rotterdam -1968, Monaco) (ill.2). En fait, s’il est bien un artiste que l’on peut comparer à Zhang Hua, c’est van Dongen (ill.3). Ces deux créateurs ont des dates de vie assez voisines, van Dongen naît 21 ans avant Zhang Hua (1877 / 1898), il meurt 2 ans avant son confrère chinois (1968 / 1970). Tous deux revendiquent une féroce volonté d’indépendance face à la société dans laquelle ils s’insèrent parfaitement, sachant en jouer au mieux et avec beaucoup de liberté au niveau de leurs fréquentations intimes. Par ailleurs, Zhang Hua a manifesté un intérêt prononcé pour la culture française. Une peinture hommage à Jean Cocteau est titrée en français sur l’œuvre [1]. Il en va de même sur ce portrait de van Dongen. Un portrait qui pose la question de savoir si les deux hommes ont pu se rencontrer, voire se fréquenter. Zhang Hua semble, à un moment de sa vie parisienne, avoir vécu dans un milieu bourgeois, nanti, comme cette impression se dégage d’œuvres[2]

Différents articles parus sur Zhang Hua ont fait allusion à la place des œuvres libres encore dans des collections privées. Différentes huiles peintes durant le séjour français traitent du modèle nu en atelier[3] Ces œuvres sont des dessins d’humeur, souvent des études sur papier. La sexualité s’avère vraiment une mise en images de propos que le Taoïsme ne saurait désavouer sur le rapport de l’homme à son énergie vitale. Lorsqu’il exécute au lavis ses dessins et études en carnet, plus ou moins élaborés, Zhang Hua se laisse aller à ses pulsions les plus intimes (ill.5), sans aucune censure. Sa palette devient un support pour des dessins érotiques, tout comme il transforme de petits abat-jour, alors souvent utilisés en intérieur bourgeois pour donner une lumière d’ambiance en éléments d’intimité. Il aurait pu produire des séries de personnages, hommes comme femmes, campés dans des attitudes érotiques, ce n’est pas le cas. Soit le personnage assume le temps de pause tranquille pour donner naissance à un portrait presque classique, soit l’artiste fait jouer tous les rôles possibles à ces mêmes personnes possédées par leurs pulsions sexuelles les plus exacerbées. Pourquoi pas ?


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 5) Zhang Hua. Figure libre (s.d.), lavis, 28 x32 cm ; (Ill.6) Kees van Dongen. L’entrée du cirque (1925), aquarelle et fusain sur papier, 22,7 x 19 cm ; (ill.7) Kees van Dongen. Brigitte Bardot (1960).


●● Leur polychromie intense est une marque commune et constante de cette vitalité qu’ils vont répandre dans toutes leurs œuvres. Chez van Dongen, des scènes peintes durant la période de jeunesse représentent marins et prostituées. Le jeune homme étudie alors à l’Académie royale des beaux-arts de Rotterdam. Il y rencontre Augusta Preitinger, qu’il épousera en 1901 à l’église Saint Pierre de Montmartre, — Paris est déjà pour l’artiste un lieu de séjour important, il fréquente en effet Paris dès 1897, vivant durant ce premier séjour au quartier des Halles. En 1904, il expose au Salon des indépendants, se lie avec Maurice de Vlaminck et Henri Matisse ; il commence aussi à exposer ses œuvres dans la capitale, notamment en 1905 à l’exposition controversée du Salon d’automne, où exposait également, entre autres, Henri Matisse. Les couleurs vives des œuvres sont à l’origine du nom de ce groupe de peintres : les fauves. Van Dongen enseigne également à l’Académie Vitti, comme en 1911 à la galerie Bernheim, sise rue Richepanse.

Il présente une autre peinture, le Châle espagnol, au Salon d’automne 1913, son épouse Guus – diminutif d’Augusta – est vêtue seulement d’un châle jaune parsemé de fleurs, et de bas de la même couleur. La nudité représentée est jugée outrageante, et le tableau est retiré dès le lendemain de l’ouverture. Amateur de diversité humaine, le peintre divorce en 1921 et affiche dès 1917 une relation avec une femme mariée, personnalité mondaine, la couturière Léa Jacob, dite Jasmy, cette relation dure jusqu’en 1927. Si les données biographiques sur Zhang Hua sont ténues — comme nous le verrons ci-après, la vie de van Dongen, exsude la réussite sociale affichée. Après la Première Guerre mondiale, il s’installe près du bois de Boulogne, notamment à la villa Saïd, et fréquente les milieux privilégiés, vit notamment dans le palais Rose du Vésinet, appartenant à la marquise Luisa Casati (1881, Milan-1957, Londres), fille d’un magnat du textile. Cette dernière, dont il fera le portrait, tout comme nombre de peintres mondains tels Giovanni Boldini, Man Ray, Filippo Tommaso Marinetti, Umberto Boccioni, Augustus John, est connue pour le faste de ses excentricités. Elle semble tout à fait bien associée à cet artiste qui n’hésite pas à se représenter, torse nu, en dieu de la mer, paré des accessoires les plus voyants. Transgresseur avisé, il rappelle les attitudes de Gabriele d’Annunzio, mais, comme ce poète, il sait contenir ses appétits, frisant avec panache le ridicule, un ridicule de bon aloi dans certains milieux, comme en 1960 avec ce portrait à mi-corps de Brigitte Bardot, œuvre où l’actrice au regard de potiche exhibe sa superbe poitrine, certes enviée par les unes et convoitée par les autres, à l’égal d’une enseigne hors champ.

La sensualité constante qui émane des œuvres de personnages féminins, une sensualité qui plus est, teintée d’une mondanité quelque peu désuète et parfois ennuyeuse, caractérise bien cet artiste viveur. Ses œuvres représentent les femmes seules, sur la plage, aux courses. Cette répétitivité thématique a beaucoup participé à sa notoriété.

Qu’il s’agisse de l’artiste chinois ou du peintre hollandais, chacun a fait passer aux yeux du public admiratif sa folie, ses pulsions avec beaucoup de force et davantage encore d’intensité ; mise en confrontation, chaque œuvre contient sa force viscérale de désir …

DE LA DIVERSITE DES LOGEMENTS PARISIENS

Le portrait de van Dongen peint par Zhang Hua appelle une interrogation : les deux hommes ont-ils pu se rencontrer, voire se fréquenter. Zhang Hua semble, à un moment de sa vie parisienne, avoir vécu dans un milieu bourgeois, nanti, comme nous y avons fait allusion plus haut. Le passage en revue des logis fréquentés par les deux artistes indique des rythmes et lieux de vie bien différents.

Les logis fréquentés par van Dongen durant ses séjours à Paris de 1897 à 1898 ont fait l’objet d’un intérêt appuyé de la part de différents universitaires. Il est d’abord hébergé par un compatriote. Lorsqu’il y retourne en 1899 pour rejoindre sa future femme Augusta Preitinger, dite Guus, il s’installe avec elle rue Ordener, à Montmartre, quartier auquel il restera fidèle quelques années, logeant entre ses nombreux voyages tantôt sur la butte, au 10, impasse Girardon (1900) puis au Bateau-Lavoir (1906-1907), tantôt près des boulevards, au 5, rue Saulnier (1909). Puis, à l’instar d’autres artistes, tels que Modigliani et Picasso, il passe la Seine pour habiter à Montparnasse, au 33, rue Denfert-Rochereau (1912-1917, actuelle rue Henri-Barbusse) qu’il quitte pour s’installer avec Jasmy Jacob dans un hôtel particulier au 29, villa Saïd, une impasse privée près du bois de Boulogne. Entre 1920 et 1930, il partage son temps et son activité entre Cannes, Deauville, Venise et Paris. En 1921, il fait un voyage à Venise. L’année suivante et jusqu’en 1932, il s’installe dans un magnifique hôtel particulier au 5 rue Juliette-Lamber à Paris 17e (où une plaque a été inaugurée en octobre 2021) avant de transférer son atelier en 1934-1935 à Paris 8e au 75, rue de Courcelles.

A contrario des allers-retours effectués entre la France et la Hollande par van Dongen et de la liste des demeures de prestiges égrenée avec complaisance par les chercheurs gourmands de données prestigieuses, la connaissance des lieux de résidence de Zhang Hua dans l’hexagone est limitée, se fait souvent par recoupements et conjectures. C’est pourquoi j’avais dans la biographie de Zhang Hua simplement listé quelques lieux qui ont pu être des lieux de vie lorsque l’artiste revient des Etats-Unis à Paris :

De retour à Paris, Zhang Hua vit un temps rue Vercingétorix, dans le 14e arrondissement, quartier prisé des artistes, en particulier chinois. Il s’intéresse à la vie culturelle, comme le révèle Un hommage [à] Jean Cocteau (ill.5), une peinture datée 1963 dont l’abstraction géométrique rend sur fond de polychromie intense, une atmosphère érotique assez frontale. Comme certains des peintres chinois venus à Paris, Tang Haiwen, Pan Yüliang, il semble connaître le français. Il s’éteint près de Lyon vers 1970.

DU PORTRAIT

Plus que le portrait de van Dongen lui-même, ce qui est intéressant si l’on compare avec la potentielle galerie de portraits constituée par les œuvres reproduites dans la monographie, c’est le style adopté par Zhang Hua. Il en émane une énergie qui rend à cet homme du Nord de l’Europe, chevelu, barbu, une force particulière. Excellent portraitiste, van Dongen sait faire œuvre d’originalité dans ses sujets de prédilection ou lors de commandes particulières, en parallèle à ses modèles aux traits rieurs, chevelure courte, yeux surlignés d’un trait, sur une plage, une étendue plus ou moins destinée à mettre le modèle en valeur. Avec Zhang Hua les portraits de femme[4] sont plutôt traditionnels, renvoyant aux critères de beauté classiques des années 20. Les choses se corsent lorsqu’il s’agit des portraits d’homme[5] peints par Zhang Hua, si l’on ne tient pas compte d’une vingtaine d’autoportraits, ils sont peu nombreux. Pour van Dongen, peu d’autoportraits sont connus, les femmes ont toute l’attention du maître. Quelques recherches préliminaires ont pu donner accès à un autoportrait (ill.3) de van Dongen qui est bien proche de celui peint par Zhang Hua. Zhang Hua a donné davantage d’importance à la polychromie de l’œuvre tandis que van Dongen s’est concentré sur une palette de brun. Les œuvres laissées par Zhang Hua reflètent un profond intérêt pour sa société d’accueil, la France : bon nombre d’œuvres sont une suite discrète à l’environnement fin de siècle qui aime camper le modèle nu dans un salon bourgeois, l’interdit qui n’est pas sans déplaire à l’artiste, en raison de son goût pour la transgression.

On peut simplement penser à un hommage à ce maître franco-hollandais amateur de vie, comme Zhang Hua l’a fait pour Cocteau en intitulant, justement son œuvre, Hommage !

[1] Voir Zhang Hua. Essai, p. 4

[2] Voir Zhang Hua. Essai, pp. 18, 20,21

[3] Voir Zhang Hua. Essai, pp. 26, 28, 29, 30

[4] Voir Zhang Hua. Essai, pp. 26, 30 à 37

[5] Voir Zhang Hua. Essai, pp. 18 à 24, 30, 38 à 41


Eléments bibliographiques

  • François Bott, Le dernier tango de Kees Van Dongen. Paris : Le Cherche midi, 2014
  • Les Hollandais à Paris, 1789-1914, Van Gogh, Van Dongen, Mondrian… Paris : Musée du Petit Palais, 2018.
  • Van Dongen et le Bateau-Lavoir, Musée de Montmartre jusqu’au 26 août 2018.
  • Marie-Aude Bonniel, Van Dongen le barbu nocturne devenu un grand fauve selon Le Figaro de 1911. Version en ligne du 21 février 2018.

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