Yerko Zlatar, une création entre béton et image
par Alain Cardenas-Castro
J’ai, cet automne 2024, effectué une mission au Pérou afin de participer à différents événements dont, d’une part, une exposition de mes dessins à Lima, et de l’autre, une rencontre avec différents artistes dans le cadre de mes recherches sur l’indigénisme, prolongement à une thèse soutenue en 2021. Parmi ces rencontres, la création de Yerko Zlatar vaut le plaisir d’une présentation en parallèle à l’exposition Tecnología Ancestral qui aura lieu le 30 novembre au Musée d’Art de Lima (MALI)*.
Ci-dessus. (ill. 1) Yerko Zlatar modulant la disposition de ces sculptures en béton ; (ill. 2) Yerko Zlatar. La mise en place de son dispositif vidéo.
De lointaine origine croâte, Yerko Zlatar (Lima, 1977) vit et travaille dans sa ville de naissance, Lima. Son atelier est situé dans le quartier de Barranco, historiquement le lieu où la création est active et foisonnante, notamment avec de nombreux ateliers d’artiste. Celui de Yerko Zlatar est au premier étage d’un immeuble dont la façade donnant sur la rue est modulée de balcons aux ferronneries sombres.
Diplômé de l’école d’art Corriente Alterna en 2001, sa multidisciplinarité intellectuelle suscite et génère très tôt un travail autour de différentes techniques : collage, photographie, peinture, sculpture, gravure, installation et vidéo. Curieux de mondes autres et d’approches esthétiques différentes, il suit un cursus au sein de l’école d’art Byam Shaw à Londres (2002) où il obtient son diplôme. Par ailleurs, c’est aussi à Lima qu’en 1999 il entreprend d’approfondir les techniques et processus créatifs alternatifs qui accompagnent l’art de la photographie, notamment au Centre de l’Image. En 2000, il remporte le prix Philips pour les jeunes talents, dans cette même envolée, il présente au Brésil ses œuvres au Musée mémorial de l’Amérique latine de São Paulo. Un an après, il se rend à Londres où il expérimente l’importante diversité de l’art numérique, de la vidéo et de la musique expérimentale, se concentrant alors sur des thèmes tels que l’architecture moderne, les cultures anciennes, le mysticisme et la technologie. Au cours de sa carrière, il a participé à des expositions individuelles et collectives à Londres, Paris (galerie Younique), New York, Madrid et Lima.
L’approche pluridisciplinaire de Yerko Zlatar est surprenante, voire déstabilisante : il travaille avec des modélisations basées sur la géométrie des formes, les archétypes primaires et synthétiques de l’architecture. Son imaginaire est basé sur l’appropriation et la déconstruction d’éléments trouvés, de modèles sacrés, d’architectures ancestrales et de conceptions prises à diverses sources culturelles selon des marqueurs temporels spécifiques. A travers ses œuvres, il cherche à proposer un voyage narratif et réfléchi, où l’intuition, la répétition et le « hasard » jouent un rôle très important en tant qu’outils de composition.
(ill. 3) Yerko Zlatar consultant les livres de la bibliothèque de son atelier. (ill. 4 ) Quelques ouvrages de référence posés sur sa table de travail
Technologie ancestrale
Différents projets doivent se classer parmi ses axes majeurs de développement. Ainsi en va-t-il de ce qu’il qualifie de technologie ancestrale. Effectivement, dans ses derniers travaux, il s’intéresse aux constructions monumentales de l’ancien Pérou pour y trouver des correspondances avec les formes contemporaines issues de productions industrielles, les emballages de matière synthétique en est un exemple. Pour ce créateur, ces artéfacts générées par la modernité deviennent de manière surprenante des matrices qui vont engendrer des formes semblables à celles des architectures précolombiennes. Au-delà du concept, en praticien expérimenté, il met sa théorie à l’épreuve en s’appropriant le processus du moulage. Il effectue le tirage de ces pièces en béton à partir de ces emballages — de smartphones, tablettes et ordinateurs portables — conçus à l’origine pour stocker des câbles et des chargeurs et qui deviennent après recyclage des moules d’une seule pièce, dit « moule bateau » (ill. 5), qu’il choisit pour leur forme étonnement similaire à celles des édifices précolombiens issus de son répertoire documentaire. Yerko Slater s’ingénie ainsi à mettre en évidence des similitudes et des correspondances archéoanthropologiques à travers l’espace et le temps (ill. 6).
Ci-dessus. (ill. 5) Le moulage tiré de son moule, un emballage en matière synthétique ; (ill. 6) Yerko Zlatar expliquant le projet Starlink
Ce travail lui permet d’élaborer un questionnement sur les formats architecturaux et la construction des édifices du Pérou ancien. Une thématique qu’il suit dans la préparation de son exposition au Musée d’Art de Lima (MALI). Technologie ancestrale est le nom qu’il a donné à son projet savamment assemblé pour confronter les lieux, les époques et les matériaux. Une proposition qui révèle la convergence entre un héritage ancestral et une technologie contemporaine. Yerko Zlatar a placé au centre de son installation un moniteur vidéo qui laisse défiler un flux d’images que le spectateur reçoit en séquences hypnotiques. Des images en provenance de diverses sources documentaires : illustrations historiographiques, modèles isométriques, photographies de pièces archéologiques et ouvrages de références (ill. 3 et 4). Une somme iconographique évoquant la monumentalité des édifices et la technologie avec laquelle ces architectures ont été réalisées .
L’œuvre s’avère une mise en scène parfaite. Elle est techniquement complexe et repose sur une précision complète de la disposition de ses éléments. Le moniteur vidéo analogique intégré dans les débris de béton évoque de manière anachronique une technologie d’un autre temps tout en établissant un dialogue entre deux mondes, l’ancestral et le contemporain. Le moniteur devient l’élément central d’une topographie reconstituée, telle une figure sacrée du paysage, un wak’a, incarnant ici, non pas une puissance divine ou un ancêtre vénéré, mais plutôt la magie de l’image animée par la technologie du numérique (ill. 7).
La bande son de la vidéo est une composition électronique combinant une rythmique dense et répétitive qui évoque des environnements autant industriels qu’emprunts de mysticisme. Le tout a pour effet de plonger le spectateur dans une expérience immersive.
Tinkuy (Star Link)
Tenter de comprendre l’univers ou tout du moins essayer de le décrypter pour prévoir les phénomènes climatiques compte parmi les principales préoccupations des sociétés humaines à partir du néolithique. Les observatoires astronomiques et les rituels collectifs, sont des pratiques ancestrales de connexion avec le cosmos. « Tinkuy » (Star Link), du mot quechua qui signifie rencontre ou connexion, est un projet qui explore l’intersection entre la technologie contemporaine et ces techniques anciennes. Yerko Zlatar mène sa réflexion sur les nouvelles technologies issues de cette révolution numérique qui nous offre aujourd’hui une connexion constante et individuelle vers un vaste champ d’information, parfois de données superficielles, en distinguant, d’autre part, les lieux sacrés des anciens utilisés à des fins de repérage et de prévisions des éléments stellaires et des phénomènes climatiques.
La « pyramide Starlink »
Yerko Zlatar a moulé l’intérieur de la boîte d’emballage d’un modem Starlink pour en tirer une sculpture en forme de pyramide. Une œuvre, à l’instar d’un ready-made, qui nous convie à une réflexion sur une coincidence formelle à partir de l’emballage d’un dispositif internet — conçu à l’origine pour établir des connexions satellitaires — ayant la forme d’une pyramide tronquée comme celles de Huaca Rajada et de Huaca de la Luna, au nord du Pérou, qui, dans les temps anciens, servaient à relier les Hommes aux étoiles (ill. 6). La vidéo qui accompagne la pyramide Starlink présente une série d’images superposées par l’application de divers filtres. Chaque image impacte et transforme la précédente, générant un déroulement aléatoire d’éléments iconographiques choisis parmi un corpus documentaire riche d’un échantillonage de matériaux archéologiques, huacas, centres cérémoniaux, miroirs d’eau, observatoires astronomiques, plans topographiques et diverses images extraites d’ouvrages d’astronomie. L’expérience visuelle est accompagnée d’une composition sonore évoquant les premiers appareils numériques à avoir utilisé internet.
La série “Caja Rumi”
Du quechua rumi [pierre] et de l’espagnol caja [boîte], Caja Rumi, signifie « boîtes en pierre ». Cette série est composée de sculptures en béton présentant des cavités géométriques — carrées, circulaires et à plusieurs niveaux —, créées à partir de boîtiers de smartphones, de tablettes et d’ordinateurs portables. Conçus pour stocker des câbles et des chargeurs, ces emballages évoquent formellement les structures cérémonielles ancestrales, les autels en pierre et les miroirs d’eau utilisés comme observatoires astronomiques (ill. 8). Yerko Zlatar évoque de cette manière les lieux et emplacements des anciennes cultures péruviennes où les miroirs d’eau permettaient d’observer le mouvement des astres, comme on peut le voir dans le complexe archéologique de Caja Rumi à Áncash, où dans les miroirs circulaires du site de Machu Picchu, également à Chavín de Huántar avec l’autel de Choque Chinchay, un autel comprenant sept cavités permettant de refléter la constellation des Pléiades.
« Constellations »
L’œuvre est composée de quatre plaques de bronze, chacune gravée d’une composition présentant, en partie basse, un wak’a, et en partie haute, des représentations graphiques tirés de livres d’histoire et d’ouvrages relatifs aux constellations. Constellations les plus significatives pour les anciens Péruviens, révélant l’importance de l’observation astronomique dans leur vision du monde (ill. 9).
Aquarelles et impressions
Parmi les techniques utilisées par Yerko Zlatar, l’aquarelle permet à ce créateur protéiforme de se consacrer à l’étude des pièces archéologiques de cultures diverses, des céramiques Chancay, Mochica… Des compositions ordonnées constituant un répertoire de formes qui l’accompagne dans son travail d’atelier et qu’il présente aussi à l’occasion de scénographies muséales (ill. 11). Une autres technique comme celle de l’impression à partir de plaque de bois permet à Zlatar de rendre la linéarité anguleuse des formes architecturales et marque des périmètres en indiquant leurs contours. Il en résulte des assemblages révélant peut-être les secrets de l’architectonique des anciens bâtisseurs du Pérou ancien (ill. 9 et 10).
Les expérimentations menées par ce dynamique plasticien montrent combien le talent continue de se manifester au fil d’œuvres autant programmatiques que devenues des phases de recherches présentées comme des maillons d’une tradition riche de sa diversité archéologique et symbolique en phase avec un environnement contemporain emprunt de curiosité.