Indigénisme et narration du quotidien. De Mario Urteaga (1875-1957) à Juan Manuel Cardenas-Castro (1891-1988)

par Alain Cardenas-Castro

Ce texte a fait l’objet d’une intervention lors du colloque qui s’est tenu à l’Université de Picardie Jules Verne dans le cadre de l’Université d’été des hispanistes d’Amiens, du 4 au 7 juillet 2022.

Les peintres péruviens Mario Urteaga (Cajamarca 1875 – Cajamarca 1957) et Juan Manuel Cardenas-Castro (Urubamba, 1891 – Paris, 1988) sont des créateurs dont les parcours respectifs ont été marqués par l’engagement, la curiosité et la pluridisciplinarité. Malgré des trajectoires différentes tout en suivant des domaines divers et variés comme le dessin de presse, l’anthropologie et la muséographie pour Cardenas-Castro ou l’enseignement, la politique et le négoce de bétail pour Urteaga, on perçoit dans l’œuvre de ces deux peintres autodidactes un fil conducteur commun : l’importance donnée à leur culture d’origine provinciale en témoins fidèles de la vie indigène. Ce profond attachement qui les relie à leur terre natale est visible dans leurs peintures, des paysages et des scènes décrivant le quotidien des habitants de la région de Cajamarca pour Urteaga et de la région de Cusco pour Cardenas-Castro.

Considérés aujourd’hui comme des représentants de la peinture indigéniste, Urteaga et Cardenas-Castro n’ont pourtant pas adhéré à ce mouvement de l’avant-garde artistique des années 1920 au Pérou. L’indigénisme, mouvement proposant un vaste programme culturel et politique centré sur les revendications autochtones. Toutefois, Urteaga commence à peindre en suivant cette thématique à partir de 1920 alors que l’on a connaissance du traitement de cette thématique par Cardenas-Castro au moins à partir de 1917.[1]


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 1) Mario Urteaga entre 1911 et 1915 ; (ill. 2) Juan Manuel Cardenas-Castro dans les jardins du Trocadéro, à Paris, vers 1940. Archives Cardenas-Castro


Des premières œuvres de Mario Urteaga (1898-1903)

Mario Urteaga (ill. 1) est né en 1875 au Nord du Pérou, à Cajamarca, ville entourée d’une vallée fertile qui en fait encore aujourd’hui un important centre agricole et d’élevage de bovins. Il effectue ses études au collège San Ramón[2] de Cajamarca. Il commence à dessiner en 1891 — l’année de naissance de Juan Manuel Cardenas-Castro (ill. 2). Urteaga réalise au fusain des copies de portraits photographiques. L’année suivante, en 1892, ne bénéficiant plus de l’aide financière de ses parents il est obligé d’interrompre son cursus scolaire pour trouver du travail. Il continue malgré tout à dessiner régulièrement. En 1895, il s’associe avec deux amis pour monter un négoce de bétail.

Les premières œuvres connues d’Urteaga datent de 1898. Ce sont des portraits dessinés qu’il exécute au fusain en prenant comme modèles des portraits photographiques de notables de son entourage (ill. 3 et 4).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 3) Mario Urteaga. Portrait de Josefina Bueno de Cacho (1898), dessin au fusain sur papier, 58 x 48,5 cm ; (ill. 4) Mario Urteaga. Portrait du Père Manuel Chávari (1898), dessins au fusain sur papier, 71 x 51 cm.


En 1903, Urteaga réalise sa première oeuvre peinte, un retable religieux, pour la chapelle de l’hacienda Lives où il travaille comme comptable. La même année, il part pour la capitale péruvienne où il enseigne la comptabilité, l’histoire et la géographie à l’Institut Chalaco[3], un travail qui lui est proposé par son neveu Horacio H. Urteaga[4].

Des premières œuvres de Juan Manuel Cardenas Castro (1915-1920)

Juan Manuel Cardenas Castro est né en 1891 à Urubamba, un village situé dans la Vallée sacrée des Incas. Depuis son enfance à Urubamba et à Cusco il dessine en autodidacte. Il représente son environnement, les gens, les paysages, les architectures de la vallée sacrée et de la ville nombril du monde, Cusco. Au cours de la deuxième décénnie du XXe s. il part pour la capitale et développe une activité de dessinateur de presse en fréquentant les artistes et intellectuels péruviens regroupés à Lima[5] tels José Carlos Mariátegui (1894-1930), Ricardo Palma (1833-1919), Abraham Valdelomar (1888-1919)…

Cardenas-Castro réalise des portraits dessinés comme Urteaga. Mais à contrario d’Urtaga qui travaille d’après portrait photographique, Cardenas Castro dessine le plus souvent d’après modèle vivant. Que ce soit des illustrations ou des caricatures pour la revue Variedades (1916-1920) ou des portraits de la bourgeoisie cusquenienne. Il dessine directement, soit en suivant les artistes se produisant au théâtre Colon de Lima (ill. 5), soit en faisant poser ses modèles (ill. 6).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 5) Juan Manuel Cardenas-Castro. Anna Pavlova en Lima, Variedades n° 483, 2 juin 1917 ; (ill. 6) Juan Manuel Cardenas-Castro. Dessin au fusain sur papier. Signature : « A la Srta Angela Velarde, Cárdenas Castro, Lima 1920 ». Hogar n°18, 14 mai 1920


Mario Urteaga et Juan Manuel Cardenas Castro, des œuvres en construction

Mario Urteaga reste à Lima de 1903 à 1911. Durant ce temps, il participe à la vie culturelle et politique de la capitale en pratiquant diverses techniques artistiques et différents genres picturaux.

En 1905, il expose un portrait dessiné du militaire et politique argentin Roque Sáenz Peña[6] à la Casa Welch[7]. Le succès de cette présentation l’incite à acheter du matériel pour commencer à peindre. La première peinture à l’huile qu’il réalise est une copie d’après le tableau de Constant Troyon[8] (1810-1865) intitulé Garde-chasse arrêté près de ses chiens (ill. 7). Il n’existe pas de traces de copies d’après les anciens réalisées par Cardenas-Castro.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 7) Constant Troyon. Garde-chasse arrêté près de ses chiens (1854), huile sur toile, 117 x 190 cm, Legs d’Alfred Chauchard, 1909 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski ; (ill. 8) Ignacio Merino, La Jarana (ca 1857)


Cette même année 1905, Urteaga rencontre le photographe et fondateur de la revue Variedades, Manuel Moral qui l’initie à la photographie. Il fréquente aussi la Pinacothèque municipale Ignacio Merino et découvre l’art du XIXe s, tout en étant particulièrement admiratif de l’œuvre du peintre Ignacio Merino (1817-1876) (ill. 8).

En 1908, Urteaga expérimente différents genres de peintures.

D’abord, la peinture d’histoire avec un tableau intitulé La rançon d’Atahualpa (ill. 9) qu’il expose dans le studio photographique de Manuel Moral. Ensuite, la peinture de paysage avec Huerta, (ill. 10) un paysage peint sur le motif, influencé en ce sens par le peintre Teofilo Castillo[9] (1857-1922). Enfin, la peinture religieuse avec Cristo en el huerto de los olivos. Il continuera à peindre des tableaux religieux en s’inspirant des illustrations trouvées dans les magazines auxquels il est abonné (ill. 11).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 9) Mario Urteaga. La rançon d’Atahualpa (1908) ; (ill. 10) Mario Urteaga. Huerta (1908)


(ill. 11) Mario Urteaga. Corazon de Jesus (ca 1917), huile sur toile, 80 x 57,5 cm

Cardenas-Castro aborde aussi la peinture d’histoire. La série des Incas peinte au cours des années 1960 en est l’exemple (ill. 12). Il peindra rarement des paysages qui seront parfois symboliques comme ce portrait d’un Rocher évoquant les wakas, ces objets sacrés, figures symboliques et points de repères constitués pour définir le cadre d’une géographie naturaliste (ill. 13). La peinture religieuse ne sera pas abordée par Cardenas-Castro. Il traitera seulement la thématique religieuse par l’intermédiaire d’illustrations pour la revue Variedades ou pour le livre Cuentos (1919) de Lastenia Larriva de Llona (ill. 14).


Ci-dessus, de gauche à droite et de haut en bas. (ill. 12) Juan Manuel Cardenas-Castro. Viracocha 8e Inca (ca 1965), huile sur toile, 65 x 50 cm, coll. privée ; (ill. 13) Juan Manuel Cardenas-Castro. Sans titre [Le Rocher] (s. d.), huile sur toile, 94 x 81 cm, Coll. privée ; (ill. 14) Juan Manuel Cardenas-Castro. Vía crucis de Longinos, illustration pour Cuentos (1919) de Lastenia Larriva de Llona


En 1911, Urteaga retourne dans sa ville natale et se marie avec sa cousine Elena de la Rocha tout en se consacrant à divers travaux ruraux. Il installe un atelier photographique professionnel à Cajamaca qu’il sera obligé de fermer quelques années plus tard, en 1915, par manque de matériel du au déclenchement de la Première guerre mondiale. Il enseigne alors le dessin dans son ancien collège San Ramón. Dans le même temps, Urteaga travaille pour le journal El Ferrocarril [10] il y rédige des articles sur la science mais aussi sur l’art et la politique. A partir de là, Urteaga se présente aux élections avec le soutien des groupes de travailleurs et d’artisans de la région qu’il ne remporte pas. Il délaisse alors la carrière politique.

En 1920, Urteaga réalise le tableau Después de la « faina » (ill. 15), œuvre considérée par son neveu Camilo Blas[11] (Cajamarca 1903 – Lima 1985) — qui fait partie des peintres formés par José Sabogal[12] (Cajabamba 1888 – Lima 1956) — comme la première peinture indigéniste d’Urteaga. Il continuera à peindre suivant les thématiques du courant indigéniste sans pour autant adhérer au mouvement.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 15) Mario Urteaga. Depués de la « faina » (ca 1920), huile sur bois, 67,5 x 44 cm ; (ill. 16) Juan Manuel Cardenas-Castro. Imprécion (ca 1926), huile sur toile, 60 x 65 cm (détail). Coll. Fonds National d’Art Contemporain n° 9473. Inauguration du Salon du Franc, Musée Galliera, le 22 octobre 1926, Agence photographique Rol. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France.


Pour mémoire, 1920 est aussi l’année de l’arrivée en France de Juan Manuel Cardenas-Castro qui réalise son voyage en Europe comme de nombreux artistes latino-américains à cette époque. Il s’installe à Paris et y restera jusqu’à sa mort en 1988.

Au cours de cette troisième décennie du XXe s. Cardenas-Castro, loin de son pays, continue à peindre les paysages typiques du Sud-andin.

En 1926, il expose au salon du Franc la peinture Imprecion qui représente deux lamas évoluant dans un paysage montagneux (ill. 16). A cette occasion le tableau est acquis par l’Etat français.

De l’œuvre de Mario Urteaga entre art populaire et sophistication classique

En 1938, une nouvelle exposition des œuvres d’Urteaga est programmée à Lima mais elle n’aura finalement pas lieu. En effet le mouvement indigéniste laisse place peu à peu aux courants de l’art abstrait qui s’impose sur la scène artistique.

C’est en 1955 que l’Institut d’Art contemporain[13] (IAC) de Lima rend un hommage à Mario Urteaga. Son œuvre est alors perçue de diverses manières par les artistes et historiens de l’art péruviens José Sabogal, Fernando de Szyszlo (Lima 1925-Lima 2017) ou Teodoro Núñez Ureta (Arequipa 1912-Lima 1988), selon qu’ils appartiennent aux mouvements de la figuration ou de l’abstraction.

Néanmoins, ces lectures différentes ne tiennent pas compte de la particularité de la peinture d’Urteaga, qui, comme le souligne l’historien de l’art Gustavo Buntix (1957), se révèle élaborée et complexe, telle une « manifestation périphérique mais avec ses propres sophistications, parmi lesquelles prévaut une certaine inspiration classique : les traditions coloniales, républicaines et populaires qui semblent parfois converger avec l’œuvre d’Urteaga s’articulent autour d’un modèle européen et de la Renaissance »[14].

En effet, chez Urteaga on retrouve les mêmes effets stylistique que chez le peintre muraliste péruvien Tadeo Escalante (ca 1770-1840) — créateur né au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle et s’inscrivant dans la période de transition entre l’époque coloniale et l’avènement de la République au Pérou.

En observant les peintures murales du Moulin des Incas réalisées par Escalante à Acomayo (ill. 17), on remarque une approche similaire dans le traitement synthétique des personnages et dans l’importance donnée au déroulement narratif des compositions.

(ill. 17) Tadeo Escalante, peinture murale, Le Moulin, Acomayo

Outre ces aspects populaire et narratif, on perçoit dans la peinture d’Urteaga les influences des maîtres anciens européens.

Dans la peinture d’Urteaga, Yuerga en el campo [début des années 1920] (ill. 31) on retrouve le traitement particulier des rochers peints par Fra Angelico en arrière-plan de la composition de sa fresque l’Adoration des mages de l’église San Marco à Florence (ill. 18). On peut également constater une similitude dans la simplification des volumes des bâtiments et dans le rendu des éléments paysagers d’arrières-plan peint par urteaga qui se rapproche dans la forme de ceux peint par Fra Angelico dans une autre de ses composition, celle de L’apôtre saint Jacques le Grand libérant le magicien Hermogène. (ill. 19).


Ci-dessus, de gauche à droite.(ill. 18) Fra Angelico. Adoration des mages, peinture murale à fresque, Cellule 39, San Marco, Florence ; (ill. 19) Fra Angelico. L’apôtre saint Jacques le Grand libérant le magicien Hermogène (1435).

Le diagramme ci-dessous explicite les similitudes entre l’œuvre d’Urteaga et celle de Fra Angelico.


Diagramme tiré de la présentation effectuée lors du colloque de l’Université d’été des hispanistes d’Amiens.

De la reconnaissance de l’œuvre de Mario Urteaga

En 1934, Urteaga se fait connaître en exposant pour la première fois à Lima, dans les galeries de l’Académie Nationale de Musique Alcedo. A cette occasion, il est remarqué par le critique d’art Carlos Raygada[15] (1898-1953) qui lui consacre un article[16] positif et encourageant. Carlos Raygada compare ses peintures avec celles des maîtres espagnols tels Francisco de Goya (1746-1828) (ill. 20) pour les tonalités picturales de l’Enterrement à Cajamarca (circa 1923/1934) (ill. 21) ou Gutiérrez Solana[17] (1886-1945) (ill. 22) pour l’ambiance mystérieuse de La procession de Saint Luc (1923) (ill. 23).

Afin d’illustrer le propos ci-avant, j’ai mis les deux peintures d’Urteaga citées en regard de deux peintures que j’ai choisi parmi les œuvres des maîtres évoqués par le critique. Fabrication de la poudre dans la Sierra de Tardienta (vers 1814) de Goya et Semaine sainte de José Gutierrez Solana (1886-1945).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 20) Francisco de Goya. Fabrication de la poudre dans la Sierra de Tardienta (vers 1814), Patrimoine National, Palais de la Zarzuela ; (ill. 21) Mario Urteaga. Enterrement à Cajamarca (circa 1923/1934), huile sur toile, 68,5 x 124,5 cm.



Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 22) José Gutierrez Solana (1886-1945). Semaine sainte ; (ill. 23) Mario Urteaga. La procession de Saint Luc (1923), huile sur toile, 57,5 x 75 cm.


Plus tard, en 1937, deux événements d’importance viennent consacrer le travail d’Urteaga. D’une part, il remporte le premier prix de peinture au 5e Salon d’été de Viña del Mar, au Chili, et, d’autre part, il expose une deuxième fois à la Société philarmonique, à Lima. Carlos Raygada dans un nouvel article dédié au créateur dans le quotidien péruvien El Comercio[18] compare Urteaga au Douanier Rousseau (1844-1910) pour son « authentique innocence dans l’expression et la forme »[19] et sa volonté de dépeindre le quotidien du Pérou urbanisé en apportant «quelque chose de nouveau au vaste répertoire des arts visuels »[20]. Raygada ajoute que les peintures exposées représentent également des scènes de travaux agricoles et de fêtes ayant cours à Cajamarca, la ville natale de l’artiste. Il souligne également à quel point le peintre a progressé dans son utilisation de la couleur et qu’il « apporte quelque chose de nouveau au vaste répertoire des arts visuels ».

A l’occasion de cette exposition à la Société philarmonique, l’archéologue et critique d’art Jorge C. Muelle[21] découvre la peinture d’Urteaga et compare également sa peinture à celle du Douanier Rousseau[22] — comme l’avait fait Carlos Raygada quelques temps auparavant.

Par ailleurs, 1937 est aussi une année de collaboration pour Jorge C. Muelle et Camilo Blas — le neveu de Mario Urteaga — qui s’intéresse aux arts de l’Ancien Pérou. Ils collaborent ensemble à la réalisation d’un ouvrage sur la céramique précolombienne, Muelle rédige le texte et Blas dessine les pièces qu’il choisi dans les collections du musée national de Lima (voir en bibliographie).

De l’œuvre de Juan Manuel Cardenas Castro entre art et sciences

L’année 1937 est également une année importante dans la trajectoire de Cardenas-Castro. Elle est l’aboutissement de son temps de travail dédié depuis 1928 à l’inventaire et à la réorganisation des collections du musée d’ethnographie du Trocadéro qui se transforme en musée de l’Homme. musée de l’Homme qui ouvre ses portes au public à l’occasion de l’Exposition internationale des arts et techniques de la vie moderne cette année là. En effet, outre son travail de peinture en atelier, Juan Manuel Cardenas Castro a une activité de muséographe au sein de l’équipe formée par le médecin, anthropologue et américaniste Paul Rivet, le fondateur et directeur du musée de l’Homme. Le travail ethno-anthropologique que mène Cardenas-castro dans ce cadre muséal lui permet de partager ses connaissances du monde andin. Il documente les objets des collections américaines et sa connaissance de la langue quechua est une aide conséquente à la recherche scientifique. Cela lui permet également de retrouver ses racines andines et sa culture d’origine. L’étude et la documentation des collections ethnographiques américaines, notamment les collections d’art ancien péruvien, lui permettent d’élaborer sa production plastique au regard d’éléments scientifiques. Il en sera ainsi pour la série des Incas (ill 24) qu’il élabore en se documentant à partir de l’édition fac-similé du codex péruvien de Felipe Guaman Poma De Ayala édité par Paul Rivet en 1936[23] (ill 25).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill 24) Juan Manuel Cardenas Castro. Sans titre [dernier Inca] (ca 1965), huile sur toile, 65 x 50 cm, coll. privée ; (ill 25) Felipe Guaman Poma De Ayala. Le Sapa Inca Huascar, La Primera y Nueva corónica y buen gobierno (ca 1615), p. 115.


Mario Urteaga et Juan Manuel Cardenas Castro, des styles et procédés variés

Mario Urteaga et Juan Manuel Cardenas Castro retranscrivent de façon tangible la vie populaire de province en partageant une vision commune malgré leurs différents parcours. Dans leurs œuvres, Mario Urteaga et Juan Manuel Cardenas Castro abordent des thématiques similaires en les exprimant chacun différemment. Ainsi, on retrouve chez Urteaga et Cardenas Castro la même volonté de dépeindre les acteurs urbains ou ruraux d’une culture régionale à laquelle ils appartiennent. L’un comme l’autre, ils retracent les événements récurrents et emblématiques, les cérémonies et les fêtes profanes ou religieuses ponctuant les vies et les saisons au Pérou (ill. 26, 27 et 28). Cependant, ils œuvrent en suivant des temporalités différentes.

(ill. 26) Juan Manuel Cardenas Castro. Sans titre, gouache sur papier, 36 x 24,5 cm, coll. privée

D’un côté, Urteaga assiste aux événements qu’il décrit en étant sur place. Même s’il recrée ces événements en revenant dans son atelier et en se permettant d’ajouter à ses peintures issue de souvenir récent une coloration poétique teinté parfois de mélancolie, c’est en observateur attentif d’un temps présent qu’il s’attache à l’aspect documentaire des différents aspects du quotidien qu’il décrit (ill. 27). D’un autre côté, Cardenas Castro peint également des scènes de la vie quotidienne de sa région, mais ce seront des scènes auxquelles il a assisté dans sa jeunesse avant de s’exiler volontairement en France en 1920. Ainsi, les mêmes événements ou quasiment semblables, seront évoqués par un processus temporel autre. Cardenas Castro restitue de mémoire les événements et les acteurs d’un passé plus lointain, parfois éloigné de plusieurs dizaines d’années. Cette distance a certainement contribué à l’élaboration d’un univers idéalisé et intemporel qui le ménera à chercher ses références dans le passé précolombien de l’Histoire du Pérou (ill. 28).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 27) Mario Urteaga. La première coupe de cheveux (1953), huile sur toile, 57,5 x 54 cm ; (ill. 28) Juan Manuel Cardenas-Castro. Chuccha cutucuy / Ire coupe de cheveux, gouache sur papier, 44 x 30 cm, Archives Cardenas-Castro


Les thèmes abordés par les deux créateurs qui sont souvent similaires sont traités cependant avec des styles variés. En comparant quelques-unes de leurs œuvres, on constate d’abord qu’Urteaga s’attache à traiter de manière figurative et stylisée les sujets représentés — comparable au style du Douanier Rousseau selon les historiens de l’art. Ensuite, on remarque que la peinture d’Urteaga est caractérisée par une manière délibérée de synthétiser l’action dans son ensemble en établissant souvent des pôles scéniques. On perçoit une détermination du créateur à montrer le déroulement des événements (Enterrement d’un homme illustre) (ill. 29) par le fractionnement d’un temps présent de l’action de manière décomposée (Los adoberos) (ill. 30). Enfin, Urteaga qui exprime le mouvement en donnant à voir le déroulé de l’action en train de se faire convoque le plus souvent de nombreux personnages qui se répartissent par pôles pour participer à plusieurs actions dans une même composition (Yuerga en el campo) (ill. 31).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 29) Mario Urteaga. Enterrement d’un homme illustre (1936), huile sur toile, 58,4 x 82,5 cm. Crédit Fonds interaméricain Numéro d’objet 806.1942 département Peinture et Sculpture ; (ill. 30) Mario Urteaga. Los adoberos (1937), huile exposée à la Société philarmonique.


Urteaga avait-il vu les œuvres du peintre et graveur Pieter Brueghel l’Ancien (1525-1569) ? (ill. 32), l’une des grandes figures de l’Ecole flamande qui, selon Karel van Mander[24] « se plaisait à observer les mœurs des paysans, leurs manières à table, leurs danses, leurs jeux, leurs façons de faire la cour, et toutes les drôleries auxquelles ils pouvaient se livrer, et que le peintre savait reproduire, avec beaucoup de sensibilité et d’humour ».


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 31) Mario Urteaga. Yuerga en el campo (début des années 1920) ; (ill. 32) Pieter Brueghel l’Ancien. Le Combat de Carnaval et Carême (1559).


Cardenas Castro, lui, s’attardera plutôt à mettre en avant le mouvement en l’exprimant par la gestuelle corporelle des personnages décrite en nuances et en représentant l’action sans la décomposer par le fractionnement en plusieurs séquences (ill. 33 et 34). Toutefois, Il en sera autrement pour ses illustrations nécessitant une mise en page particulière pour les intégrer aux formats des magazines (ill. 5).


Ci-dessus de gauche à droite. (ill. 33) Juan Manuel Cardenas-Castro. Sans titre (sd), huile sur toile, 54 x 65 cm ; (ill. 34) Juan Manuel Cardenas-Castro. Sans titre (sd), huile sur bois. Archives Cardenas-Castro.


On peut déduire de cette analyse que Mario Urteaga et Juan Manuel Cardenas-Castro procèdent de manières dissemblables. Deux manières figuratives de traiter les scènes d’un quotidien vécu à des distances spatiales et temporelles différentes avec une maîtrise magistrale de leur art. Ces deux manières de faire s’expliquent par différentes pratiques utilisées au cours de leurs apprentissages autodidactes. En effet, Urteaga commence par dessiner d’après des reproductions photographiques ou en consultant la presse écrite pour sélectionner des images à reproduire. Son style se construit en observant et reproduisant des images fixes. Il développe ainsi ses compositions à partir d’éléments statiques. L’assemblage de ces éléments regroupés en pôles de personnages forme des scènes multiples, et, dans une même composition, leur répartition en plans successifs exprime le mouvement. A contrario, le style de Juan Manuel Cardenas-Castro s’est développé à partir d’une pratique du dessin d’après modèle vivant. Que ce soit en observant les personnages de la vie quotidienne de sa région natale du Cusco ou les acteurs des événements et spectacles de la capitale, Il restitue par la somme de ses observations un rendu synthétique résultant de l’analyse des modèles en mouvement.

« Dans l’imaginaire collectif, ces scènes paysannes semblaient finalement capter les idéaux de l’indigénisme sans en partager les limites programmatiques. De cette façon, Urteaga a pu entrer — avec un avantage notoire sur Sabogal et son école — dans l’historiographie naissante de l’art péruvien, alors qu’il était définitivement incorporé à la modernité internationale. Sa rapide fortune critique reposait sur une innocence supposée, favorisée par la réactivation moderne des manifestations artistiques « primitives. »[25]

Cet extrait de l’analyse de l’œuvre de Mario Urteaga par l’historien et critique d’art Luis Eduardo Wuffarden s’applique aussi à Juan Manuel Cardenas-Castro. Mais pour le reste, force est de constater que Cardenas-Castro est quasiment absent de l’histoire de l’art et du répertoire des peintres péruviens de son temps. Est-ce parce qu’il est parti en France au moment où apparaissait le mouvement indigéniste au Pérou ? Ou bien parce qu’il n’est pas revenu de son voyage en Europe en développant sa carrière avec succès comme tant de ses compatriotes retournés au pays ?

Ceci étant,

[…] Comme aucun autre artiste péruvien de son temps, ce dernier [Mario Urteaga], héritier des mœurs picturales du XIXe siècle, incarne la possibilité de construire un imaginaire collectif à l’intérieur du pays, à partir de répertoires, de styles et d’époques qui se chevauchent […] [26].

Ces deux artistes en activité à la même époque permettent de comprendre que le lieu de résidence peut influencer la notoriété d’un créateur comme la minorer. Ainsi, Juan Manuel Cardenas-Castro déraciné en Europe semble plus absent des sources péruviennes que Mario Urteaga présent tout au long de son activité dans son pays natal.

 

[1] […] Los temas elegidos con acierto y tratados con seguridad y con soltura, son hermosos y sobre todo son nacionales, tendencia plausible que ya habíamos notado en González Gamarra, en Mendizábal y en Juan Manuel Cárdenas Catro. Los cusqueño aman y con sobrada razón su hermosa tierra, tal vez en ese amor, fruto de las gloriosas tradiciones, está el secreto de su arte […]. « El Cuzco. Cuna de artistas, González Gamarra – Eguren Larrea – Mendizábal – los hermanos Cardenas Castro », Variedades, n° 508, 24 novembre 1917.

[2] Le collège San Ramón de Cajamarca fondée en 1831 est l’une des plus ancienne école secondaire du Pérou.

[3] L’Institut Chalaco est un collège fondé en 1902 par Horacio H. Urteaga et Augusto Cazorla.

[4] Horacio Homero Urteaga (1877-1952) est un écrivain, historien et politique péruvien. Juan Manuel Cardenas-Castro a illustré plusieurs de ses textes qui ont été publiés dans la revue Variedades. « La procession de la muerte », Variedades n° 464, 20 janvier 1917 ; « De cómo un minero de Potosí fué rey de argel » Variedades n° 499, 22 septembre 1917.

[5] les intellectuels péruviens de la deuxième décennie du XXe s. se retrouvent au “Palais concert”, Café-salon de thé de la fin de la Belle Epoque à Lima.

[6] Roque Sáenz Peña (1851-1914) est un vocat et homme politique argentin, président de l’Argentine (1910-1914), il a été combattant volontaire au sein de l’armée péruvienne lors de la Guerre du Pacifique.

[7] La Casa Welch est un grand magasin du centre de Lima inauguré en 1909.

[8] Guardamonte parado junto a sus perros de Constant Troyon est aujourd’hui au Musée d’Orsay à Paris.

[9] Teófilo Castillo (1857-1922) est un peintre, critique d’art et photographe péruvien qui représente à son époque le courant académique pictural péruvien. Il ouvre en 1906 le premier atelier de peinture en plein air à Lima. Cette initiative vient rompre avec le genre prédominant de la peinture de portrait qui a cours au Pérou à cette époque. Femando Villegas Torres. El Taller de Pintura de lo Quinta Heeren (1906-1916). Prócticas de pintura al natural en manos femeninos. Mona Tukukuq JLLAPA Wll, 2014 Revista del Instituto de Investigaciones Museológicas y Artísticas de la Universidad Ricardo Palma.

[10] Périodique régional fondé en 1885 par l’avocat José Ascención Urteaga, oncle de Mario Urteaga.

[11] Camilo Blas (1903-1985), pseudonyme de José Alfonso Sánchez Urteaga, est un peintre péruvien. Manifestant très tôt ses prédispositions artistiques pour le dessin il est encouragé par son oncle, Mario Urteaga, à pratiquer la peinture. Il suit des études de Droit à l’Université nationale de Trujillo. Il étudie également l’art à l’École nationale des beaux-arts, à Lima, sous la direction de Daniel Hernández et plus tard avec José Sabogal. À partir de 1933, Camilo Blas a été professeur d’arts plastiques pendant de nombreuses années, puis directeur de l’école des beaux-arts de Lima.

[12] José Sabogal (Cajabamba 1888 – Lima 1956) est le peintre emblématique du mouvement indigéniste au Pérou qui rejoint en 1920 le corps enseignant de la nouvelle École nationale des beaux-arts jusqu’à ce qu’il en prenne la direction (1932-43). Il forme à l’École nationale des beaux-arts un groupe de peintres qui adhèrent au mouvement indigéniste, tels que Julia Codesido (1883-1979), Alicia Bustamante (1905-68), Teresa Carvallo (1895-1988), Enrique Camino Brent (1909-60), Camilo Blas (Cajamarca 1903 – Lima 1985).

[13] L’Instituto de Arte Contemporáneo (IAC), inauguré en 1955, à Lima, s’est positionné dans le milieu culturel péruvien comme un espace indispensable pour la diffusion de l’art péruvien et international d’avant-garde, non seulement à travers un vaste programme d’expositions, mais aussi en développant des activités éducatives, interdisciplinaires, de recherche et de collection qui ont eu lieu dans l’ancienne Galería Luma, qui préfigurait une approche précoce des lignes directrices d’un musée. El Comercio, 11 juillet 1955.

[14] Gustavo Buntix, Luis Eduardo Wuffarden. catalogue de l’exposition « Mario Urteaga Nuevas miradas », 2003. p.49

[15] Carlos Raygada (1898-1953) est un dessinateur, caricaturiste, écrivain, critique et historien de l’art et de la musique péruvien né à Lima. A partir de 1912, il commence à dessiner pour des revues illustrées et des périodiques liméniens et rencontre l’écrivain Manuel Beltroy et le peintre Juan Manuel Cardenas-Castro avec lesquels ils formeront un « trio de l’art ». Voir l’article « A propos d’une photographie de Max T. Vargas et d’une chronique de Manuel Beltroy : recherches croisées pour préciser l’âge de Juan Manuel Cardenas-Castro (8) » Sciences & art contemporain [en ligne]. Août 2019 [réf. du 13 mars 2022]. Disponible sur : https://wp.me/p8Mijt-11G

[16] Raygada, Carlos. « De arte : un nuevo pintor peruano : Mario Urteaga. » El Comercio (Lima, Pérou), octobre. 25, 1934.

[17] José Luis Gutiérrez Solana (Madrid, 28 février 1886 – 24 juin 1945) est un peintre, graveur et écrivain expressionniste espagnol. Il est avec Ignacio Zuloaga le principal artiste du courant de l’« Espagne noire » qui s’attachera à donner une image sombre et douloureuse de l’Espagne.

[18] Raygada, Carlos. « La exposition Mario Urteaga. » El Comercio (Lima, Pérou), 5 décembre 1937.

[19] Idem

[20] Ibidem

[21] Jorge C. Muelle (Lima 1903 – Lima 1974) est un archéologue et anthropologue péruvien. Etudiant à l’École nationale des beaux-arts du Pérou, en 1922, il a comme professeurs les peintres Daniel Hernández et Manuel Piqueras Cotolí. Il poursuit ses études à l’ Université de Trujillo et à l’ Université de San Marcos à Lima. Par la suite, Il enseigne l’histoire de l’art et l’esthétique à l’École nationale des arts et métiers (1931-1943). Il commence à s’intéresser aux découvertes archéologiques de Julio César Tello à Chavín et Paracas et participe aux chantiers de fouilles dirigés par Luis Valcarcel. Il termine ses études à Berlin en suivant l’enseignement de l’archéologue Max Uhle. De retour au Pérou, il prend la chaire d’archéologie à l’Université San Antonio Abad de Cusco (1944-1945). Il devient ensuite directeur du Musée national d’anthropologie et d’archéologie (1956-1973) et termine sa carrière en tant que directeur du Musée national d’archéologie, d’anthropologie et d’histoire du Pérou. Aux commandes d’un groupe de disciples, il effectue entre 1963 et 1964 des fouilles et des explorations dans la grotte de Toquepala, célèbre pour ses peintures rupestres dont il estime l’âge à 10 000 ans.

[22] Dans un article paru dans le quotidien péruvien La Prensa, le 23 décembre 1938.

[23] Felipe Guaman Poma De Ayala, Nueva corónica y buen gobierno (Codex péruvien illustré) (ca 1615). Édition fac-similé de Paul Rivet. Paris, Université de Paris, Institut d’Ethnologie, 1936.

[24] Karel van Mander (1548-1606) est un peintre et écrivain flamand connu pour avoir écrit Het Schilder-Boeck, un précieux recueil de biographies de peintres des anciens Pays-Bas et du Saint-Empire romain germanique.

[25] Luis Eduardo Wuffarden. catalogue de l’exposition « Mario Urteaga Nuevas miradas », p. 59.

[26] Idem p. 85.


Bibliographie :

  • Gustavo Buntix, Luis Eduardo Wuffarden. catalogue de l’exposition « Mario Urteaga Nuevas miradas », présentée à la Fundacion telefonica et au Musée d’art de Lima. 2003.
  • Archives numériques du Centre international des arts des amériques au musée des beaux-arts de Houston. Documents of Latin American and Latino Art. icaa@mfah.org
  • Femando Villegas Torres. El Taller de Pintura de lo Quinta Heeren (1906-1916). Prócticas de pintura al natural en manos femeninos. Mona Tukukuq JLLAPA Wll, 2014 Revista del Instituto de Investigaciones Museológicas y Artísticas de la Universidad Ricardo Palma.
  • Alain Cardenas-Castro: Création artistique  et données ethno-anthropologiques péruviennes. 1915-2015 : une lignée de peintres muséographes, les Cardenas-Castro, thèse en sciences et technologies des arts, spécialité arts plastiques et photographie, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis : 2021. 1292 p.
  • Museo Histórico Regional de Cusco, Casa del Inka Garcilaso de la Vega, Juan Manuel Cárdenas Castro [catalogue d’exposition] (1er au 15 octobre 2019). Ministerio de Cultura, Drección deconcentrada de cultura de Cusco. 16 p. ill.
  • Libro guía del Museo de Arte de Lima – MALI, 2015
  • Poma de Ayala Felipe Guaman. Nueva corônica y buen gobierno, codex péruvien illustré [fac- similé]. Paris : Institut d’ethnologie, 1936, 1182 p., ill. noir et blanc.
  • Muestrario de arte peruano precolombino. I-ceramica. Instituto de arte peruano, Museo nacional Lima, 1938, Préface de Luis E. Valcárcel
  • Karel Van Mander, Le Livre des peintres – Vies des plus illustres peintres des Pays-Bas et d’Allemagne, introduction et notes par Véronique Gerard-Powell, Les Belles Lettres, Paris, 2002, t. I et II.

 

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