Propos de calligraphie contemporaine. Quelques réflexions estivales

par SUN Chengan[1]

La récente annonce de la finalisation d’un Corridor des écritures dans la province chinoise du Qinghai, en fait, d’un musée constituant une collection de calligraphies tracées en Extrême-Orient et en Occident, relance la question relative à l’importance de cette forme d’expression, dans les situations ordinaires de la vie quotidienne, comme pour les nombreuses approches, populaires ou élitistes, liées à différentes formes de création.

Depuis les années 1530, l’imprimerie a, en Occident, acquis une toute puissance normalisatrice qui commence à reléguer la présence de la graphie manuscrite vers d’autres secteurs. Le Songe de Poliphile (ill.) est un des chefs d’œuvre en la matière[2]. Quant à la graphie manuscrite, elle rassemble implicitement et fort heureusement tout ce qui permet d’utiliser la graphie manuscrite et de la faire perdurer ! En parallèle aux recherches sur l’art de la typographie qui naît et se développe au fil de l’inventivité des typographes et imprimeurs, ces derniers donnant naissance à des polices de caractères nés de l’observation des tracés des lettres, les calligraphes continuent de mener une vie pleine et, pour certains, remplie des honneurs que leur confère leur réputation. Il n’empêche que, malgré la beauté des calligraphies occidentales, en ce 21e siècle de la diversité, le livre d’artiste occidental est, avec l’art de rue, amateur de graffiti et autres signes, la forme artistique qui fait la part belle à la lettre. La Chine continue, quant à elle, à privilégier les caractères tracés sur un bandeau, une feuille, selon des critères souvent encore plus formels. Il existe cependant une école de calligraphes sinisés qui ont changé les formats pour les rendre plus adaptés à une création plus personnelle.

Francesco Colonna. Hypnerotomachia Poliphili ubi humana omnia non visis omnium…

Anonyme (1675). Manuscrit de 386 pages illustré de 89 dessins sur un projet de modèle d’acte à usage notarial daté de 1673, 1674 et 1675.

Jorge Gessner, Lettre (2020), encre sur papier, 29,7 x 21 cm

La calligraphie contemporaine vient de l’observation de la gestuelle la plus fondamentale tout comme autant de la connaissance plus ou moins développée de civilisations autres (Mésopotamie, Egypte, Chine, …), des utilisations qui sont faites de l’écriture et des contextes permettant de la magnifier.

Anne-Marie Christin proposa cette jolie formule « l’écriture est la communication transgressive entre hommes et dieux » le propos était, certes autant idyllique que polémique. Il donna naissance à cette Histoire de l’écriture parue en 2001. Il n’empêche que, cette autonomie individuelle ne doit pas être assignée au silence et à l’inexistence sociale. Si elle n’est pas répertoriée ici ou là, quid de la transgression ? Ce n’est pas en soi important, mais, quelque peu dommage …

Ailleurs géographiques

Mésopotamie, Egypte, Chine, Arabie, … Les figures et les signes alphabétiques ont déjà fait le tour du monde. Transparents ou pas, les uns et les autres se combinent. Les actuelles 214 clés de la langue chinoise forment des caractères rassemblant jusqu’à une bonne trentaine de traits, plus de cinquante pour les plus rares, tandis que les lettres des alphabets forment des chaînes d’alternances voyelles, consonnes, diacritiques divers…

Le magazine Chine informations rappelle que, parmi les caractères les plus compliqués encore utilisés dans la langue moderne chinoise figurent 籲 (, « implorer » – simplifié : 吁) avec 32 traits, 鬱 (, « triste; mélancolique; stagnant; réprimé » – simplifié : 郁) avec 29 traits, 豔 (yàn, « joli; élégant; resplendissant; brillant; érotique » – simplifié : 艳), avec 28 traits et 釁 (xìn, « dispute » – simplifié : 衅), avec 25 traits… Avec l’adverbe anticonstitutionnellement ou l’adjectif désoxyribonucléique, nous sommes dans le même registre de mot complexe ou long…

Ce qui devient plus intéressant, c’est que l’écriture, la belle écriture – calligraphie – peut être hideuse et tout aussi attirante. Invasive, on la retrouve partout. La fascination de certaines graphies fait la différence et rend l’attrait de l’objet quasiment magique. Elle imite parfois le rythme des textes imprimés les plus ordinaires mais en leur insufflant une dynamique autre, celle de la main qui trace.

Dans ce parcours au fil du temps, des techniques et des formats, ce qui est le plus plaisant, c’est de mêler ces libertés diverses : le virtuel semble la panacée, hélas, il est compliqué à regarder et élitiste en raison des coûts techniques qui sous-tendent son existence. Il est quasiment impossible pour le particulier doté de moyens financiers limités d’avoir accès à cet efficace outil de domination politique et sociale.

Il faut alors passer par des matériaux autres, en particulier de rebut, ce qui, vu le fonctionnement social auquel tout un chacun est soumis, peut s’y retrouver en y consacrant son énergie. Papiers, cartons et tissus ou autres corps synthétiques divers restent, en parallèle à d’autres supports eux aussi détournés, les moyens les plus agréables de pratiquer l’écriture en lui confiant les propos les plus divers.

Un Corridor des écritures au Qinghai

En Extrême-Orient, en particulier sur les plateaux du Qinghai, l’écriture reste une activité sublimée et parfois un peu normalisée (comme elle peut l’être aussi en Occident). D’où le fait de demander à chaque personne voulant calligraphier de le faire sur un papier de type Xuan (qualité permettant de tracer au mieux ses caractères) de 68 sur 136 cm ! Et, qui plus est, l’exercice consistait à tracer 39 caractères chinois ! Heureusement, après traduction des caractères, cela a donné naissance à un contenu quelque peu rhétorique, mais qui permet à chacun de tracer le texte dans sa langue maternelle. Il est en effet assez insatisfaisant de tracer des lettres, signes et mots dans une langue non maternelle car l’appris se sclérose de lui-même sauf dans quelques cas extrêmes. Sauf en les détournant d’emblée pour leur confier une valeur graphique autre.

Ainsi, pour le 20e siècle occidental, André Kneib (1952, Strasbourg) et Fabienne Verdier (1962, Paris) sont deux exemples de calligraphes occidentaux, français en l’occurrence, qui viennent à l’esprit. Le premier, André Kneib, travaille inlassablement la qualité classique de sa calligraphie, sans se fermer à la création comme à l’innovation, notamment avec l’apport de la peinture acrylique dont la matière proche de celle de l’encre noire permet à la couleur de pénétrer dans le caractère calligraphique. La seconde « prolonge le geste en remplaçant les pinceaux par une réserve de matière qui lui permet de moduler le débit de l’encre ». Chacun définit et rend ainsi public un processus assez fluctuant pour permettre au cours de sa carrière artistique, d’évoluer au fil des trouvailles et inspirations diverses, pour, ainsi, aller de l’avant. Tous deux ont donné des prolongements très différents à ce que peut être la calligraphie : l’un trace de façon assez traditionnelle ses propos créatifs tandis que l’autre donne au signe une présence différente, notamment dans des lieux comme les grands ensembles …Le signe calligraphique s’est alors métamorphosé et a pris vie autrement, doté d’une signification environnementale circonstanciée.

Mais, avec ces exemples, justement, le signe est devenu élément d’un vocabulaire graphique et non plus, a priori, signifiant. Ceci se vérifie avec tout plasticien, qui, face à des signes d’une autre civilisation, les tracera selon sa gestuelle propre.

Rien de tel au Qinghai où les quelques occidentaux participants ont souhaité tracer en alphabet occidental et pas forcément au pinceau ou à l’encre.

Alors réapparaît la question du style de chaque calligraphie, fût-elle occidentale ou pas. Cursive ou sigillaire, angulaire, déliée ou penchée, la calligraphie occidentale renvoie implicitement à l’utilisation de lettres issues de l’alphabet latin. Elle trouve notamment son origine chez les clercs et les copistes chrétiens qui avaient pour tâche de transcrire des actes ou de recopier des manuscrits. Pour le reste, la créativité affichée au fil des siècles a fait le reste.

Des participants hexagonaux

Le hasard fait parfois bien les choses. En l’occurrence, il réunit des participants aux formations différentes.

  • Alain Cardenas-Castro

Plasticien, docteur en esthétique, sciences et technologie des arts, chercheur spécialisé sur la culture andine, commissaire d’expositions, Alain Cardenas-Castro est en charge de la médiation contemporaine au musée de l’Homme – MNHN. Il travaille sur les métamorphoses du signe.

  • Rémi Champseit

Né à Paris, il est diplômé des Arts appliqués Duperré (section Arts graphiques) en 1980 et de l’ENSBA Paris (section Gravure) en 1986.

« Après mes études, j’ai mené parallèlement mes recherches dans le domaine de la peinture et de la gravure, tout en travaillant régulièrement pour la presse, comme illustrateur. Actuellement je peins sur bois en regravant les images peintes et en les découpant parfois, tout en travaillant à des projets de livres d’artiste et de livres pour la jeunesse ».

  • Christophe Comentale

Docteur en histoire de l’art et sinologue, il s’est épanoui plusieurs décennies dans des institutions et musées divers. Il aime les histoires et faits divers retranscrits dans des manuscrits, seul ou en collaboration.

  • Frédéric Harranger

Compositeur, dessinateur et graveur, créateur de livres d’artistes, il participe à des événements où musique et beaux-arts convergent vers une création ouverte.

  • Marie-Paule Peronnet

Femme de lettres, spécialiste de l’histoire du livre et du signe, notamment du livre de création et d’artiste et de la bibliologie moderne et contemporaine occidentale, l’autrice est collaboratrice à la revue AML depuis quatre décennies.

1 – calligraphie d’Alain Cardenas-Castro

2 – calligraphie de Rémi Champseit

3 – calligraphie de Christophe Comentale

[1] Docteur en anthropologie culturelle du Muséum national d’Histoire naturelle, Sun Chengan est enseignant en langue chinoise aux Cours d’adulte de la Ville de Paris et au centre culturel de Chine à Paris.

[2] Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili ubi humana omnia non visis omnium esse docet atque obiter plurima scitu sane quam digna commemorat… ou Le Songe de Poliphile, le plus beau livre du monde : xve – xvie siècle : 1433-1499. Venise : Alde Manuce, 1499.

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