de la période Art déco
Les prémices d’un rapprochement de l’art et du verre se situent aux alentours de 1850, il faut cependant attendre la fin des années 1960 pour que les œuvres en verre Art nouveau et Art déco aient la faveur d’un public désireux d’autres formes, d’une autre approche à la lumière et à la polychromie. Certains verriers comme Anatole Riecke (ca 1900-1976) font l’objet d’une redécouverte intense depuis deux décennies après une période d’oubli total. Survol sur l’œuvre d’un verrier amateur de paysages terrestres et lunaires.
par Christophe Comentale et Alain Cardenas-Castro
Si l’art du verre est souvent limité, assimilé à un rôle autant utilitaire et décoratif au fil des siècles passés, la fin du 19ème et le début du 20ème siècle voient apparaître des créateurs, tels Gallé, Legras, Daum ou Muller, Prouvé, Majorelle, Lalique … Leurs oeuvres sont très recherchées pour finalement, dès la Seconde Guerre mondiale, être oubliées, sinon considérées comme autant d’objets démodés et sans intérêt commercial. C’est vers la fin des années 1960 que justice est rendue aux œuvres en verre Art nouveau et Art déco, ces oeuvres connaissent alors le succès du public des collectionneurs. Le verre a acquis, depuis, de nouvelles lettres de noblesse : il n’est plus seulement accessoire, il est environnement total, au point que la puissance de son industrie ferait oublier qu’il est aussi un moyen d’expression artistique largement banalisé.
Ce succès parvient à la confluence de nouvelles approches techniques, industrielles, esthétiques, … C’est l’aboutissement de recherches scientifiques concordant avec les ambitions d’investisseurs capitalistes et la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché. De grandes firmes telles que Saint-Gobain pour le verre industriel, Baccarat, Saint-Louis ou Clichy pour le verre creux prennent une dimension nationale. La concurrence est particulièrement rude avec les verreries d’Angleterre et de Bohême. Il n’empêche que la mécanisation intense des tâches fonctionne de pair avec la persistance d’une tradition cultivant l’excellence. En outre, les expositions présentées notamment au Salon sous-tendent le renouveau concomitant de la peinture et des arts appliqués. De même, une notion plus large du patrimoine, avec la réhabilitation des métiers d’art, aboutit en Angleterre au mouvement Arts and Crafts et, en France, à un raz-de-marée stylistique préfiguré par Viollet-le-Duc et prolongé par l’Art nouveau. Malgré une tendance plus industrielle et fonctionnaliste, l’Allemagne et l’Autriche y goûtent aussi avec le Jugendstil.
1851. LES DEBUTS DE L’AGE D’OR DU VERRE
Les expositions universelles fleurissent au 19e siècle, elles sont le véhicule le plus direct pour la promotion des produits de luxe ou issus des nouvelles technologies. Ainsi en va-t-il de cette Exposition Universelle qui se tient à Londres au Crystal Palace construit par Joseph Paxton à Hyde Park. Une surface vitrée de quelque 70 000 m² confirme la place prééminente de la transparence qui sera désormais la signature d’une architecture réussie, symbole de la clarté des rapports sociaux et internationaux devenus strictement commerciaux. Une pluralité des expressions artistiques s’affirme grâce à une diversification des pratiques et à la mise en concurrence d’esthétiques autres : tandis que l’industrie du verre plat s’expose et s’impose en plafonds et murs, le verre d’usage prend une importance inattendue : le verre à boire qui était, sous l’Ancien Régime, tenu hors de la table dressée dans le « service à la française », se trouve mis en valeur dans le « service à la russe » privilégié par la nouvelle bourgeoisie qui veut étaler son opulence. Devant le couvert de chaque convive est installée une série de verres de différentes formes et hauteurs.
1871-1889. L’INVENTION D’UN ART
Période de guerres et de paix, le 19e siècle voit se succéder difficultés économiques et contexte d’opulence industrielle. Cette situation faste est vite retrouvée après la défaite de 1870. De nouvelles pratiques apparaissent ainsi : Joseph Brocard réalise des verres émaillés qui imitent si bien les verres islamiques qu’ils créent la confusion
L’Exposition de 1878 à Paris est le moment clé où le verre s’épanouit vraiment à travers toute l’Europe, sur le plan industriel (invention des tuiles et dalles de verre chez Saint-Gobain) comme sur le plan technique (progrès de la gravure à l’acide). Le verre italien ne se préoccupe pas uniquement de perfection formelle, mais d’intention et d’invention artistiques (Salviati, Compagnie générale des verreries de Venise-et-Murano). L’Autriche, avec Lobmeyr multiplie les effets d’irisation tout en continuant les décors orientaux ou renaissance. Quant à l’Angleterre, où domine la verrerie de Thomas Webb, elle s’oriente vers un style néo-gothique et la gravure du verre overlay. En France, les cristalleries restent traditionnelles : Baccarat propose un temple extravagant grandeur nature, tout de cristal taillé, aussi bien que de petites pièces émaillées dans le goût oriental. Clichy expérimente des formes ultra-légères inspirées de Venise.
En 1884 se tient au Louvre l’exposition La pierre, la terre et le verre, manifestation à laquelle Gallé (Nancy, 1846-1904) est présent. La manifestation permet un panorama sur les techniques verrières mises en présence avec ses premières œuvres à craquelures, à paillons incorporés dans la masse, à colorations intercalaires, à motifs floraux symbolistes, mais ces pièces côtoient encore des conques baroques façon de Bohême, des intailles classiques, des coupes renaissance, ou, nouveauté, des émaux néo-gothiques, tout droit sortis des enluminures. Il applique plus tard à son art le procédé anglais des camées, complété par l’expérience artistique et technique de Rousseau. À l’exposition de 1889, l’éclairage électrique s’impose grâce à la lampe à incandescence enveloppée dans une ampoule… de verre (la verrerie de Choisy-le-Roi en devient le premier producteur européen) et Gallé et ses suiveurs entraînent la France dans une véritable domination de la création verrière internationale, même italienne ou anglaise.
En 1910 a lieu au musée Galliera la première exposition jamais consacrée au seul verre : « la Verrerie et la Cristallerie ». Preuve d’une préoccupation des pouvoirs publics, le musée des Arts décoratifs organise en 1951 sa première grande exposition internationale sur le verre. Les œuvres produites durant les décennies qui suivent montre des alternances entre la question récurrente des anciens et des modernes : reprise de motifs antiquisants, parfois académisme qui ravale l’œuvre au statut de simple produit de luxe, et, parallèlement, expérimentation et création étonnante, qui évite le confort des rééditions…
L’ouvrage d’Yves Delaborde sur le verre (voir en bibliographie) Metteur en scène, auteur de films documentaires, historien de l’art et romancier, s’avère un livre de référence pour la présence des œuvres de verre. Une étude érudite menée avec brio. Anatole Riecke n’y est pas mentionné…
ANATOLE RIECKE, ARTISAN VERRIER
Au fil de ces brefs rappels sur l’importance du verre dans les arts appliqués et la création, il s’avère que la présence de Riecke (ca 1900-1976) pour lequel aucune biographie n’est actuellement décisive, s’avère de plus en plus perceptible au fil des ventes d’un nombre important de pièces réalisées pour la brasserie la Coupole, bâtiment construit en 1927 par les architectes Barillet et Le Bouc pour leurs commanditaires, les restaurateurs Ernest Fraux et René Lafon. Riecke est l’un des trente-deux artistes participant à la décoration du lieu. D’origine russe, il aurait émigré en France vers les années 20. Sa présence est attestée en raison de son activité intense de verrier à la Coupole. Il est actif de la fin des années 30 au milieu des années 70 si l’on se réfère aux datations souvent gravées sur la base des pièces.
Lorsqu’on passe en revue les résultats des ventes d’œuvres de Riecke dispersées depuis une vingtaine d’années, les vases sont les pièces les plus représentées. Le style de ce verrier emprunte à plusieurs sources d’inspiration conservant toutes une énergie propre en raison du traitement formel et technique que le maître verrier insuffle à ses œuvres.
Différentes formes typologiques ont la faveur de Riecke : grandes pièces d’apparat de plus de 60 cm de haut, souvent tubulaires, de forme rouleau, pièces de dimensions moyennes mesurant entre 20 et 60 cm ; pièces de décoration d’une utilisation plus immédiate, services de verres de différentes tailles, ramequins, toujours pour la brasserie la Coupole. Qu’il utilise le noir, la couleur, souvent le rouge ou le vert, parfois céladon, le registre formel et chromatique de Riecke est très reconnaissable. Souvent les œuvres sont signées et datées à la base des œuvres.
Les réminiscences art déco (ill1.) : certaines pièces sont très géométriques, en cela Riecke montre son savoir-faire et sa pratique mise en œuvre selon les demandes.
Les paysages gravés : les paysages urbains de Riecke montrent étrangement des gratte-ciels complexes accompagnés de tracés qui traduisent des pleins et des vides (ill.). Cet exotisme de bon aloi se retrouve chez bon nombre d’artistes français, verriers, peintres, graveurs ou dessinateurs vivant en France à la même époque : les frères Dufy, Sonia Delaunay, Zhang Hua (1898-1970), redécouvert depuis peu …. D’autres paysages, presque exotiques (ill.) mêlent des profils de bâtiments sur fond de pleine lune … Original, Riecke livre des sujets parfois inattendus comme des portraits gravés de vedettes de l’époque, tel Jean Gabin en buste, représenté de profil sur une des quatre faces d’un petit vase à section carrée vu sur un marché d’ancien parisien.
Une régularité trop statique est évitée par le verrier qui joue avec les épaisseurs de matières ici et là. Les décors géométriques sont dégagés à la meule et rehaussés de pastel ; il ajoute aussi l’opaline noire.
Cette rapide esquisse d’un maître verrier permet de rappeler, pour chacune des pièces livrées, comment ce talent discret a su durant plusieurs décennies communiquer aux collectionneurs comme aux consommateurs de cette brasserie un plaisir des yeux et une esthétique d’une joie de vivre qui colle assez bien à la réputation de cet établissement parisien qu’est la Coupole. Riecke est aussi le reflet sans cesse renouvelé d’un large public pour le verre et ses transparences multiples en ce 21e siècle à la recherche de sensibilités oubliées.
ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
- Claudine Chevrel, Le verre, art et design 19e-20e siècles In : SABF (Sté des Amis de la Bibibliothèque Forney) 2012 (192)
- Yves Delaborde, Le verre, Art et design, Courbevoie, ACR Édition Internationale, 2011
- Vincent Dupont Rougier, Jardins de cristal, Baccarat, Daum, Lalique, Saint-Louis. Paris, Gallimard, 2008. 123 p
- [Exposition, Nancy, Musée de l’École de Nancy, 2010]. Paul Nicolas, 1875-1952, itinéraire d’un verrier lorrain. 99 p
- Félix Marcilhac, René Lalique, 1860-1945, maître-verrier : analyse de l’oeuvre et catalogue raisonné. Paris, Ed. de l’Amateur, 2006. 1063 p
- Dany Sautot, Baccarat, une manufacture française. Paris, Massin, 2003. 277 p.