A propos d’un motif de saule bleu sur faïence anglaise, un plat à décor de paysage chinois, une chinoiserie de la toute fin du 19e s.

par Christophe Comentale

Un ami, créateur, collectionneur et curieux de tout, m’a présenté un plat (ill.1) chiné en province. Ce qui l’a attiré, c’est, bien sûr, d’une part, le paysage dont la composition renvoie assez justement pour l’imaginaire occidental, au thème du paysage classique montrant un équilibre entre plein et vide grâce à la présence de mont(agne) et de plan d’eau, lieu au sein duquel l’homme voit son échelle proportionnée à celle de la Nature, microcosme dans un macrocosme qui le pousse à une certaine modestie. Il a, d’autre part, été impressionné par l’imposante restauration du plat, dont le fond est parcouru d’énormes agrafes, quasiment invisibles sur la surface historiée, à l’exception de quelques éclats, probablement apparus lors de la chute de la pièce.

 

Un peu d’histoire sur l’origine et de la fortune d’un motif végétal, le saule bleu (ill.2)

Le motif du saule est familier en de nombreuses contrées car l’arbre croît sur le bord de tous les cours d’eau ou des lieux humides, en Asie comme en Europe ou en Amérique. Outre cette considération, son ombre permet aux uns et aux autres de se protéger du soleil sous ses branches, ou, aussi, de trouver une certaine intimité…

Ce plat, anglais, pose, implicitement, la question de l’original et de la copie. Si, en Chine, la copie est, parmi les six principes qui régissent la peinture, celui qui s’avère le meilleur moyen de devenir progressivement, autonome, a contrario de l’occident qui voit là un manque d’originalité, il n’en demeure pas moins que ce thème a eu et conserve encore une fortune édifiante.

La question de la datation reste la première chose à évoquer et à résoudre. Une importante littérature, de première main ou constituée de données trouvées sur des sites anglo-américains, montre qu’une ferveur importante reste constante autour de ce type précis de pièce, par ailleurs l’objet de rééditions actuelles. La pièce est aussi destinée à un usage quotidien.

Ce plat est, ainsi, lié à la connaissance de Extrême-Orient qui commence, pour la partie sud de l’Europe, au 14e siècle avec la présence des ordres mendiants envoyés en mission pour voir comment mettre en place le salut des âmes là-bas. Les choses continuent avec la présence des Polo en Chine. Marco (1254, Venise – 1324, Venise), parti à l’âge de 17 ans avec son père, Niccolò, et son oncle Matteo pour l’Asie. Marco est le plus connu, notamment par son œuvre parue sous différents titres, Le Million, Le Devisement du monde ou Le Livre des merveilles. En dépit d’éléments étranges, le monde décrit est aussi repoussant qu’admirable. Il sollicite l’imaginaire des destinataires et de la classe dirigeante qui constituent un lectorat en quête de nouveaux marchés. Les prospections continuent, toute l’Europe souhaitant tirer parti des richesses de ce monde inconnu. Les routes maritimes sont l’objet d’enjeux qui se concrétisent au fil du temps par la diplomatie et les canons. Les armateurs, les commerçants, les missionnaires parviennent en Chine par différentes routes maritimes. Les Anglais y débarquent au tout début du 17e siècle, avec la création de la Compagnie britannique des Indes orientales — d’abord anglaise, sous le nom de East India Company, EIC, puis britannique sous le nom de British East India Company, BEIC — le 31 décembre 1600 par une charte royale de la reine Élisabeth Ire d’Angleterre, conférant pour 20 ans le monopole du commerce dans l’océan Indien à la souveraine.

Les Anglais montrent leur sens fort du commerce au niveau international avec la fondation de cette première des compagnies européennes fondées au 18e siècle pour conquérir « les Indes » et dominer les flux commerciaux avec l’Asie. Elle se trouve d’emblée en concurrence avec la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, et prend l’avantage sur la Compagnie française des Indes orientales qu’elle conduit à la ruine en conquérant toutes ses possessions en Inde, tout en survivant à une grave crise financière. Elle marque profondément la création du futur Empire britannique.

La compagnie devient l’entreprise commerciale la plus puissante de son époque et acquiert des fonctions militaires et administratives régaliennes dans l’administration de l’immense territoire indien. Heurtée de plein fouet par l’évolution économique et politique du 19e siècle, elle décline progressivement, puis disparaît en 1858 après la révolte des cipayes, soulèvement populaire qui a lieu en 1857 contre la Compagnie anglaise des Indes orientales. Cette action forte d’opposition est également appelée première guerre d’indépendance indienne ou rébellion indienne de 1857.

Depuis ses quartiers généraux de Londres, l’influence de la Compagnie s’est étendue à tous les continents : elle a, entre autres, présidé à la création des Indes britanniques et du Raj, fondé Hong Kong et Singapour, répandu la culture du thé en Inde et l’usage de l’opium en Chine, retenu Napoléon captif à Sainte-Hélène, et s’est trouvée directement impliquée dans la Boston Tea Party qui servit de déclenchement à la guerre d’indépendance des États-Unis.

Comme cela est fatal, les conquérants deviennent, selon leurs motivations personnelles, des spécialistes du pays, dans différents secteurs : beaux-arts, arts décoratifs, connaissance des matériaux, … Ainsi en va-t-il de l’engouement que suscite la céramique chinoise auprès de toute l’Europe nantie et cultivée, au fil des exportations de pièces en différents pays, dont l’Angleterre. A une clientèle avisée sont présentés des modèles d’exportation puis des pièces fabriquées dans les différentes manufactures qui récupèrent in situ les informations, les procédés de création, et font des recueils de motifs en bleu et blanc dont l’effet ornemental est immédiat.

Dans le dernier quart du 18ème siècle, le marché des pièces céramiques de type bleu et blanc se développe alors que les pièces ont été vues sur les tables à manger de la classe la plus riche ; ce marché a commencé à apparaître dans les maisons des marchands et des banquiers. Il n’est donc plus réservé aux occasions spéciales mais utilisé pour une production moins chère, apparue dans les commerces. Les potiers peuvent fabriquer davantage de pièces pour un coût moindre en utilisant le processus de transfert innovant.

Du saule bleu, motif en transfert

Le motif du saule bleu est conçu par Thomas Turner entre 1869 et 1875. Les assiettes sont ornées d’un motif traditionnel de saule bleu, attribué à Hulse et Ardley (Richard Booth Hulse et William Arsag Adley) de Stoke City – Ontario. Cette manufacture produit de la poterie et de la porcelaine à l’usine de Daisy Banks jusqu’en 1875, date à laquelle ils mettent fin à leur partenariat, selon un article paru dans la London Gazette du 30 avril 1875. Le premier plat produit était très lourd, sa surface perturbée par des fissures et des ratés sur le bord extérieur, comme cela est indiqué dans l’article.

Au terme de cette recherche relative à ce motif de saule bleu, il est certain qu’en parallèle aux plats de présentation, notamment pour les plats à viande, assiettes, soucoupes et toutes sortes de plats sont revêtus de ces motifs imprimés par transfert.

▪ Du processus de transfert comme nouvelle image
La plus grande partie de la vaisselle bleu et blanc fabriquée en Angleterre après le milieu des années 1780 a été imprimée par transfert à partir de plaques de cuivre gravées à la main sur de la faïence blanche. Un motif initial, un dessin sur papier, marque le début de l’opération. Le graveur trace le contour sur du papier de soie mince, puis le reproduit sur une feuille de cuivre utilisant un papier-report, de type carbone. La gravure au contour s’accompagne d’une taille en V et de rajouts des détails et des zones d’ombre à l’aide de lignes ou de points. L’idée d’utiliser les points ou pointillés plutôt que les lignes, apparaît au 18ème siècle. Le graveur trouve la bonne profondeur de taille après essais et erreurs, après une première impression ou épreuve d’essai avant de retravailler les lignes et les points pour les rendre plus profonds si nécessaire. Plus la gravure est profonde, plus les dépôts de couleur sont denses, induisant ainsi un résultat qui accentue une couleur foncée. Les premières estampes étaient pour la plupart gravées avec des lignes et en bleu foncé uniforme, mais comme la technique de gravure s’est améliorée au fil des essais, les graveurs ont alors atteint différentes qualités tonales.

L’étape suivante, l’impression, nécessite une plaque métallique circulaire sur laquelle maintenir la couleur – un mélange d’oxyde métallique et de flux composé d’huile d’impression à chaud. L’imprimeur applique la couleur sur la plaque de cuivre gardée chaude, l’excédent étant enlevé, il en va de même du film de couleur. Une fois la plaque de cuivre propre, le papier de soie enduit d’un mélange d’eau et de savon doux est passé sur les rouleaux de la presse. L’image imprimée est maintenant à l’envers, contrairement au processus de gravure habituel où le motif est d’abord à l’envers pour apparaître à l’endroit lors de l’impression. Ce travail est confié à l’équipe de transfert, composée du transféreur, de l’apprenti et du découpeur.

L’excès de papier est enlevé au couteau. Le transféreur pose sur la pièce ces morceaux, colorés à l’oxyde de cobalt, sur la vaisselle après la première cuisson, puis trempe la pièce dans la glaçure et la passe à une deuxième cuisson. La présence de la silice dans la glaçure aide à convertir l’oxyde de cobalt noir en cobalt bleu silicate. Le motif central est d’abord appliqué avant la bordure immédiate puis les motifs du pourtour. Afin de faire perdre à la pièce son aspect huileux, l’apprenti frotte vigoureusement la surface de la pièce avec une brosse à poil raide en utilisant un peu de savon doux comme lubrifiant.

L’apprenti trempe ensuite la faïence dans une cuve d’eau pour ramollir le papier enlevé avec une éponge, la couleur à base d’huile n’est pas affectée par l’eau. Après séchage, un assistant place la vaisselle dans le four de durcissement pour une cuisson oscillant entre 677 et 699 °C. Ceci afin d’enlever les reliquats d’huile et figer la couleur. La pièce est ensuite émaillée et recuite entre 1060 et 1098,8°C. Parfois, comme le bleu foncé diffuse ou coule au-delà des lignes du motif fixé, est apparu le terme de coulure bleue.

L’impression par transfert atteint son apogée en 1816. Dès 1805, des nuances de bleu royal ou outremer, plus légères, apparaissent. Bien que chaque usine ait développé ses propres techniques de réalisation et de décoration, des copies de motifs particuliers sont visibles d’une usine à l’autre. En outre, chaque usine a expérimenté différents styles et des produits spécifiques, source de changements importants sur de courtes périodes. Non seulement la pâte et le ton de bleu sous glaçure variaient d’usine à usine, mais ils variaient également selon le stade de développement de chaque usine.

▪▪ Motifs décorant les pièces
Pour compliquer les choses, les fabricants ont constamment introduit de nouveaux modèles, tandis que les formes des assiettes, des plats, des soupières, variaient de temps à autre selon les tendances dominantes. Lorsque les motifs d’inspiration chinoise ont perdu la faveur de la clientèle, les fabricants les ont remplacés par des scènes européennes, qu’ils ont copiées à partir de gravures prises dans des recueils de type manuels de peinture, nombreux en Chine. Les bordures florales se ressemblaient en général bien que la plupart aient différé dans les détails.

Parmi les motifs connus sur les pièces en bleu et blanc, quatre modèles chinois semblent avoir été plus populaire que d’autres – la représentation d’un mandarin, d’un temple au sein d’un paysage, la présence de deux temples et celle d’un rocher. Il faut noter qu’il est peu facile d’identifier les provenances de pièces souvent non marquées.

▪▪▪ Un peu de méthode

Au premier regard, l’aspect quelque peu simple — formellement — du sujet tranche par la complexité de l’histoire qui se déploie sous les yeux, en particulier avec le couple de colombes représentées à la partie supérieure du plat. Sans tenir compte de la bordure, le paysage ainsi recréé peut être divisé en 12 sections carrées qui aident à s’y retrouver entre les différents motifs qui se partagent ce microcosme idéal. Ainsi, les sections A et B mêlent des ilots à pavillons et le motif du saule bleu ; à contrario, les sections C et D ont développé une partie arbustive nourrie. Quant à B1 et C1, ils contiennent les deux oiseaux symbole de félicité, motif rapporté et sinisé qui renvoie à ce type de composition fréquente en Occident, en particulier dans l’art gothique où ange et phylactère ont cette fonction de bienveillance et de protection (ill. 0, 00 ,000).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 0) – Anonyme allemand (Nuremberg, Bavière, Allemagne actuelle) (ca 1490-1500), bois de tilleul, Musée du Louvre ; (ill. 00) – Les apôtres Pierre et Paul sous un ange, gravure (ill. 000) – Les apôtres Pierre et Paul sous deux anges, gravure



Ci-dessus, de gauche à droite et de haut en bas. (ill. 1a) ; (ill. 1b) ; (ill. 1c)



Ci-dessus, de gauche à droite. (ill.7 et 8)


Sur la bordure qui décore le pourtour de la pièce, des motifs propitiatoires forment un lexique complexe et surchargé. On constate la reprise de masques animaliers présents sur les bronzes propitiatoires, en particulier le masque (ill.7) de ce type de carnassier identifié comme le glouton dit taotie. Il est ici repris en succession de figures géométriques au contour plus ou moins appuyé. Prise comme motif interne dans la continuité de cette bordure, la sapèque (ill. 7 et 8), monnaie de bronze est postérieure chronologiquement au masque. Il n’empêche que ces motifs, sont, individuellement, utilisés jusqu’au 20e siècle sur les pièces chinoises. Les créateurs, en l’occurrence, anglais, ont à disposition une documentation donnée par les publications des orientalistes.

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill.9 et 10)

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill.11, 12 et 13)

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill.14 et 15)

Quant au paysage, il est mis, d’emblée, en valeur par une frise devenue suite de séparations de bois en croisillons (ill.10) qui permettent ensuite d’être face aux éléments autres et tels que les pavillons (ill. 11 à 15) simples ou à plusieurs étages, des essences arbustives très diverses dans les carrés C, D 1 & 2 (ill.2 à 6). Une embarcation (ill.17) confère une certaine animation au paysage.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 2 à 6)


Dans certaines versions, sous le motif central du saule (ill.2) un pont est emprunté par 3 personnes (ill.16), parfois 2 voire une seule. A la partie supérieure, sur la plupart des pièces, les 2 oiseaux symbolisant l’amour dominent la composition (diagramme 1b, carrés B,C 1).


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 16 et 17)


Après la 2e Guerre mondiale, les transports ont bien changé l’échelle du monde, et les choses n’ont fait que se confirmer depuis l’apparition du numérique et du virtuel. Les jeux de miroir suscités par ces images qui sont reprises, modifiées au gré de l’inspiration de chaque créateur sont devenues volatiles. Il n’empêche que l’imaginaire des populations ayant assimilé certains grands symboles les restituent dans une structure qui en rappellent d’autres. Ce qui est le cas de ce saule bleu réapparu sur la plupart des faïences éditées depuis la 2e moitié du 20e siècle et au fil des deux décennies du 21e. Un soin et une perfection extrêmes (ill.18) accompagnent souvent ces productions. Le saule bleu est en général face à un plan d’eau, ses branches dirigées, selon des vents de circonstance, vers la gauche ou la droite de la composition. Les galettes circulaires ou carrées mises sous la théière (ill.19) ne sont pas épargnées par ce plaisir de voir un saule exotique …

(ill. 18)

Si l’on essaie d’en savoir plus sur les éléments disparates au sein desquels trois personnages évoluent, ils sont l’écho de ces romans sentimentaux qui ont fleuri sous les Ming, reprenant eux-mêmes des éléments de leur trame à des œuvres des dynasties précédentes.

La trame est la suivante :
Il était une fois, un mandarin chinois de haut rang vivant dans une pagode derrière une forte clôture et sous les branches d’un grand oranger. À proximité, un saule pleureur laissait aller ses branches au-dessus de la rivière. Ce noble avait une fille très belle, promise en mariage à un vieux mais riche marchand
La jeune fille, cependant, était tombée amoureuse du secrétaire de son père, un jeune homme rencontré en secret et auquel elle avait juré fidélité éternelle.
Lorsque le père eut vent de ces rencontres, il renvoya son secrétaire et le menaça d’une mort violente, tandis qu’il emprisonna sa fille dans une chambre surplombant la rivière jusqu’à ce qu’elle promette d’oublier son amant et d’épouser le vieux marchand.
Un jour, le fleuve fit glisser jusque sous sa demeure une coquille de noix de coco contenant une lettre d’amour du jeune homme. Ce dernier avait déploré leur sort et déclaré que la vie sans elle ne valait rien, et aussi, que, si elle en épousait un autre, il se suiciderait.
Dans sa réponse, le jeune homme proclama sa dévotion et dit à son amante qu’il cueillerait le fruit qu’il convoitait quand la fleur de saule tomberait. Ce détail était une allusion à la date approximative du mariage de la jeune fille avec le vieil homme. Le jour du mariage arrive et le jeune homme se mêle aux nombreux invités.
les deux jeunes gens veulent s’enfuir mais sont poursuivis sur le pont par le père de la jeune fille. Ils trouvent une cachette temporaire dans la petite maison au bout du pont, et font signe au petit bateau de partir pour la demeure du jeune homme/ Hélas, le père en colère les remarqua et frappa à la porte avec l’intention de les battre à mort avec son fouet. Voyant les deux jeunes gens en prière, les dieux les ont transformés en deux colombes afin qu’ils puissent voler ensemble pour toujours, échappant ainsi à la vengeance paternelle.

(ill. 19)

Repères bibliographiques et sites

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