par Christophe Comentale
Voilà plus de deux ans, un éditeur m’avait proposé de rédiger un article sur le parcours spirituel et humain de Matteo Ripa (ill.1). Le contenu était relatif au Journal que le missionnaire a tenu de ses déplacements, notamment en Chine. Ripa décrit sur plusieurs chapitres la réalisation d’une série d’eaux-fortes pour l’empereur de ce pays. Hélas, l’éditeur a présumé de ses forces, et, m’a annoncé ne pas pouvoir aller au bout de ce projet. Je livre cet ensemble de réflexions aux lecteurs du blog. Bonne lecture. Si l’un ou l’une d’entre vous est libraire, éditeur, diffuseur, … et veut reprendre le flambeau, cela est possible.
Matteo Ripa, un témoignage entre Est et Ouest
Le goût pour le paysage chinois, souvent un équilibre entre montagne et eau, se double d’un fantasme de raffinement et d’excès conjugués pour générer des vues exceptionnelles et idéales. Les 36 paysages (ill.2 et 3) gravés à l’eau-forte en 1713 ont en partie influencé l’œil occidental sur cette vision laissée par Matteo Ripa
Son implication dans les missions à destination de l’Extrême-Orient est édifiante. Missionnaire engagé, il est également peintre, graveur et cartographe, activité qu’il déploie à la Cour de Chine où il séjourne de 1710 à 1723. Il est alors au service de l’empereur Kangxi (1662-1722). Ses Mémoires et son Journal forment un vaste recueil de propos relatant notamment ses attentes, ses espoirs, son activisme, et également ses aptitudes aux relevés cartographiques et à la gravure d’interprétation, avec cette série unique de planches gravées à l’eau-forte, constituant un intéressant témoignage sur la civilisation chinoise de cette époque.
Après son retour de Chine, il a fondé à Naples le « Collège des Chinois » (Collegio dei Cinesi), devenu par la suite l’Institut universitaire oriental (aujourd’hui intégré dans l’Université de Naples « L’Orientale »).
De la biographie et des voyages
Né à Eboli le 29 mars 1682 au sein d’une famille noble, de Giovan Filippo Ripa, baron de Pianchetelle et médecin, et d’Antonia Longo, le jeune Matteo passe les premières années de son enfance avec ses frères Tommaso, Diego et Lorenzo. Dans ces années-là, le royaume de Naples, comme toute l’Europe, est le théâtre d’une activité missionnaire fervente et Matteo, inspiré par une « idée » religieuse pure, entre dans la Congrégation des prêtres missionnaires séculiers. Au cours de son séjour d’études à Rome, il apprend combien la liturgie est sujette à des fluctuations, devenant en Chine la question épineuse des « rites chinois ». Certains critères liturgiques adoptés par les jésuites pour mener leur apostolat en Chine sont condamnés par le Saint-Siège en 1704 : Charles Thomas Maillard de Tournon est envoyé en 1705-1706 en Chine en qualité de légat du pape Clément XI afin de trouver une solution qui permettra de mettre fin à ce différend selon les vœux du Vatican.
C’est précisément en 1705, le 28 mars, que Matteo Ripa est ordonné prêtre par l’archevêque de Salerne, et qu’en octobre 1707, il est appelé à faire partie du groupe de missionnaires qui comprend les Italiens Gennaro Amodei, Giuseppe Cerù, Domenico Perroni et le Français Guillaume Fabre-Bonjour, nommés par la Propagande de la Foi pour accompagner le légat de Tournon dans sa mission. Ils rejoignent Londres et c’est sur un navire anglais que le 6 avril 1708, ils embarquent, sans révéler leur identité.
Arrivés en juin 1709 à Manille, capitale de l’archipel des Philippines, ils doivent attendre la fin novembre pour pouvoir embarquer pour Macao sur un bateau mis à disposition par le gouverneur espagnol, sous la direction du missionnaire lazariste Teodorico Pedrini (1671, Fermo-1742, Pékin), déjà à Manille depuis deux années.
La mission du légat s’avère peu efficace, ce dernier disparaît le 8 juin de la même année, année durant laquelle Ripa, ainsi que Pedrini et Bonjour sont appelés à la cour de l’empereur Kangxi. Ripa y restera près de treize ans, de février 1711 à novembre 1723, travaillant comme peintre et graveur sur cuivre au service de l’empereur.
Au palais d’été de Jehol, en Mandchourie, où l’empereur fuit ainsi les étés étouffants de la capitale, Ripa a également gravé 36 vues de sites pittoresques de cette immense résidence sur des plaques de cuivre. Des tirages sont imprimés pour l’usage de l’empereur, qui fait ainsi des cadeaux à sa famille et à ses dignitaires. Cette vaste opération est complexe : qu’il s’agisse de construire une presse taille douce comme de se procurer avec difficulté les ingrédients destinés à fabriquer des acides et des encres pour l’impression. Lors de son retour en Europe, Ripa a, parmi ses effets, des exemplaires de ces gravures à l’eau-forte des sites de Jehol.
Laissant libre cours à son idée d’évangélisation, il tente d’ouvrir à Pékin une école pour l’éducation des jeunes Chinois, à qui confier la tâche de répandre le christianisme parmi leurs compatriotes ; un projet qui avait été poursuivi quelques années plus tôt également par le lazariste Ludovico Antonio Appiani. Mais en novembre 1723, Ripa décide de partir pour l’Italie afin de réaliser ce projet qui l’a animé tout au long de sa vie, le Collège des Chinois de Naples. Quatre jeunes Chinois l’accompagnent, Giovanni Guo (ca. 1700-1763), Giovanni Yin (ca. 1704-1735), Philipo Huang (ca. 1711-1776), et Lucio Wu (ca. 1712-1763).
La fondation du Collège des Chinois à Naples
À son retour en Italie, en novembre 1724, ce groupe forme le premier noyau du Collège des Chinois, reconnu par le pape Clément XII, par le bref du 7 avril 1732. Dans les années trente, Ripa est proche de la Propagande de la Foi, c’est en 1742 par la bulle « Ex Quo Singulari » que le pape Benoît XIV met définitivement fin à la question des rites chinois. Matteo Ripa disparaît le 29 mars 1746, le jour de sa 64e année. Son œuvre lui survit. Au Collège est associé un pensionnat pour l’éducation des jeunes Napolitains. C’est après l’unification de l’Italie (1868) que l’on tente de supprimer l’institut, alors défendu par les avocats Filippo de Blasio, Giuseppe Cavallo et Antonio Tagliamonte ; plus tard, le Collège des Chinois sera transformé en Véritable Collège asiatique et, avec la réforme ministérielle de Francesco De Sanctis, en un Institut oriental, dans lequel la section missionnaire a été supprimée, l’assimilant aux autres universités d’État.
Le Collège des Chinois a proposé la formation religieuse et l’ordination sacerdotale de jeunes Chinois convertis, destinés à propager le catholicisme dans leur pays. Parmi les objectifs du Collège était à l’origine également prévue la formation d’interprètes, experts dans les langues de l’Inde et de la Chine, au service de la Compagnie d’Ostende, établie aux Pays-Bas avec la faveur de l’empereur Charles VI de Habsbourg, pour établir des relations commerciales entre les pays de l’Extrême-Orient et l’Empire des Habsbourg, qui comprenait le Royaume de Naples.
L’actualité de la série des 36 eaux-fortes des sites de Jehol
Le 12 décembre 2017, la société Sotheby’s Paris a vendu une série complète des 36 vues gravées par Ripa. L’estimation oscillait entre 120 000 et 150 000 euros. La notice du catalogue présentait ainsi cet ensemble :
Matteo Ripa (1682-1746) Trente-six vues de la demeure montagneuse pour fuir les chaleurs estivales, dynastie Qing, époque Kangxi, 1711-1714, comprenant la série complète des 36 gravures, commandées par l’Empereur Kangxi, gravées par Matteo Ripa d’après les dessins de Shen Yu, in-folio, broché, couverture en soie jaune (36).
Provenance. Anciennement dans la collection d’Arthur-Auguste Brölemann (1826-1904), Lyon (selon les Ex-libris sur la couverture intérieure de l’album).
Note au catalogue
Le présent exemplaire porte l’Ex-libris d’Arthur-Auguste Brölemann (1826-1904), Lyon, petit-fils du célèbre collectionneur Henry-Auguste Brölemann (1775-1854), Lyon, dont il a hérité dans nos chambres londoniennes de manuscrits médiévaux et de livres rares et qui a finalement été vendue par son arrière-petite-fille, Mme Etienne Mallet, dans nos chambres londoniennes en 1926. Il est fort probable que cette copie ait été acquise par Henry-Auguste Brölemann ou son petit-fils Arthur-Auguste Brölemann au 19ème siècle.
La présente copie comprend l’ensemble complet des trente-six gravures de Matteo Ripa. Chaque image de l’album est soutenue, pliée au milieu, attachée à une colonne vertébrale et reliée comme un livre dans le style occidental. Les deux couvertures sont recouvertes d’un textile de soie jaune délavé d’origine chinoise et de connotation impériale. La copie Brölemann présente les mêmes caractéristiques qu’une copie du même ensemble complet de gravures dans la collection de la Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington, D. C., qui est également reliée comme un livre occidental et, en outre, avec des couvertures recouvertes de la même soie jaune à motifs. Il suggère que les deux copies ont pu être compilées et reliées en même temps que les soixante-dix copies de l’ensemble complet relié en un seul volume et présenté à l’empereur Kangxi en 1714.
La fortune des gravures de Ripa en Chine
Les gravures ont fait l’objet d’une attention toute particulière en Chine, en particulier dans les institutions culturelles, d’une part en raison du caractère unique de la réalisation et de l’autre de la provenance de la commande. Outre l’édition de 1713, d’autres éditions ont été réalisées jusqu’au 20e siècle en reprenant parfois les planches alors interprétées en gravure sur bois, comme cela apparaît dans l’édition des Trente-six paysages du hameau de montagnes pour fuir les chaleurs estivales [避暑山庄三十六景] éditée à Pékin aux Editions artistique populaires en 1983. Une introduction rédigée en 1979 par Li Yimang [李一氓] fait le point sur ces paysages au fil d’éditions diverses. Il y est rappelé qu’en regard des paysages, des poésies dues à l’empereur et enrichies de citations prises à des œuvres littéraires de différentes époques accompagnaient ces images. Les notices bibliographiques des bibliothèques chinoises ont pris en compte ces éléments importants.
【《御制避暑山庄三十六景诗》】
《御制避暑山庄三十六景诗》,二卷,清圣祖玄烨撰诗,揆叙等注,画家沈喻根据诗意绘图,清康熙五十一年(1712年)内府朱墨套印本。版框19.6cm×13.4cm. 背白,半页6行,每行字数不等,小字12行,每行20字,白口,单鱼尾。
《御制避暑山庄三十六景诗》又称《避暑山庄诗》,是描绘清代皇家园囿避暑山庄之建筑风貌和景致的诗文图画集。图绘避暑山庄三十六景,景观皆为承德行宫仿江南名园胜迹所成,始于“烟波致爽”,终于“水流云在”。36幅图的诗题之下皆有小记,诗句有注释,注释之引文出处用朱线标出,并有朱色句读。是书所绘景物灿彰,界画严整,镌刻亦精致,但构图布景略嫌板滞,缺少灵动之气。
《御制避暑山庄三十六景诗》另有康熙五十一年满文刻本、康熙五十一年戴天瑞指画绘本、康熙五十二年(1713年)铜版刻本及乾隆年间刻本等。其中乾隆年间刻本虽然内容与前诸版本相同,但细较其笔力略有差异,经考证此版之版画不是用康熙年刻板刷印,乃根据原版翻刻版刷印而成,另书中增加了高宗弘历的和诗。
撰稿人:王大忠
Le Journal. Le dictionnaire
Particulièrement remarquable dans la biographie de Matteo Ripa est, pendant son séjour à la cour impériale à Pékin, la tenue d’un journal quotidien méticuleux, sur tous les événements, entretiens, documents, débats dont il a été témoin ou protagoniste en sa qualité de missionnaire de la Propagande de la Foi. Ripa a été pendant de nombreuses années le seul — avec son ami Teodorico Pedrini qui est resté à Pékin même après le départ de Ripa — un missionnaire non jésuite à la cour de Kangxi et pour cette raison capable d’offrir une version des faits de la Mission de Chine, légèrement différente de celle généralement connue.
Son Journal, un ensemble de plusieurs manuscrits denses, encore conservés chez les frères franciscains à Rome, représentait, dans les temps qui suivirent immédiatement son retour en Italie, le dépôt d’une énorme quantité d’informations de première main sur ces faits, produisant des lettres et des rapports qui furent également publiés, notamment dans les Mémoires historiques sur les affaires des Jésuites avec le Saint-Siège par l’abbé Platel (1703-1769). Ces pièces ont été précieuses pour la Propagande de la Foi, et ont aidé à la condamnation définitive des rites chinois.
Mais aujourd’hui encore, son Journal, qu’il a assemblé sous forme organique dans les années trente à Naples, est une source de connaissances très intéressante et inépuisable pour les historiens modernes de la Mission.
Ripa a, par ailleurs, laissé la version manuscrite d’un dictionnaire chinois ; il a été parmi les premiers à ressentir l’importance de la connaissance linguistique mutuelle entre l’Occident et l’Orient pour un rapprochement et une compréhension des deux civilisations.
Eléments bibliographiques
- Christophe Comentale, Un missionnaire italien à la cour de Chine : Matteo Ripa : [peintre-graveur, introducteur de l’eau-forte en Chine] thèse de doctorat en Histoire de l’art moderne et contemporain, sous la direction de Daniel Rabreau. Université de Bordeaux 3, 1991. 4 vol. (391, ca 53, 36, ca 141 f.). Bibliogr. f. 335-391
- Christophe Comentale, Matteo Ripa, un peintre graveur missionnaire à la cour de Chine, Taipei : Ouyu chubanshe (distribution : Paris, Belles Lettres), 1983, 220 p + 36 pl. [Rééd. partielle in Le voyage en Chine, anthologie… Paris : Laffont, 1992 (Bouquins), pp.204-222.]
- Christophe Comentale, L’art missionnaire en Chine, in : L’Histoire, 1979 (14), juil.-août, pp. 52-61.
- Christophe Comentale, Matteo Ripa, sources manuscrites et imprimées : de l’amateurisme à l’officiel, actes du Ve colloque international de sinologie de Chantilly qui s’est tenu du 15 au 18 septembre 1986 ; in : Variétés sinologiques
- Christophe Comentale, Les recueils de gravure sous la dynastie des Ch’ing : la série des eaux-fortes du Pi-shu-shan-chuang. Analyse et comparaisons avec d’autres sources contemporaines, chinoises et occidentales, actes du VIIe colloque international de sinologie de Chantilly qui s’est tenu en septembre 1992.
- Christophe Comentale, Matteo Ripa et les paysages gravés à l’eau-forte, in : Art et métiers du livre, 2001 (226).
- Richard E. Strassberg, An Intercultural Artist. Matteo Ripa, His Engravings, and Their Transmission to the West, in Thirty-Six Views. The Kangxi Emperor’s Mountain Estate in Poetry and Prints, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington, D. C., 2016, pp. 41-71, pp. 70-71.
Quelques éléments sur l’eau-forte
Tous les graveurs se sont, à un moment ou à un autre de leur carrière, essayé au procédé de taille indirecte qu’est la technique de l’eau-forte. Le terme désigne à l’origine l’acide nitrique, puis la gravure sur métal ou encore l’estampe obtenue par ce mode de gravure. Son approche quasi calligraphique lui confère une légèreté et une présence uniques. Les plaques non aciérées ne permettent que l’impression d’un nombre réduit d’exemplaires, une trentaine, de bonne qualité, si l’on en croit les témoignages de graveurs comme le missionnaire Matteo Ripa l’a consigné dans ses Mémoires.
● Faits historiques
L’eau-forte est employée dès le Moyen Âge par les orfèvres arabes en Espagne et à Damas. Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471-1528) en 1515 et Urs Graf (1485-1527, actif à Zurich et à Bâle) dès 1513, sont parmi les premiers graveurs à exploiter cette technique pour sa relative facilité : une simple pointe permet des effets graphiques proches de ceux de la plume. Francesco Mazzola (Parme, 1503 – Casal Maggiore, 1540) dit Le Parmesan, donne à cette technique une virtuosité active, l’eau-forte devient très rapidement le moyen d’expression favori des peintres-graveurs.
La technique connaît une importante transformation au début du 17e siècle, grâce aux innovations majeures dues à Jacques Callot (Nancy, 1592-1635), graveur lorrain formé en Italie ; il utilise notamment l’échoppe, un outil proche du burin, à profil triangulaire permettant des effets de variation dans la grosseur du trait devenus des pleins et déliés. Avec le talent de praticien et de théoricien d’Abraham Bosse (Tours, 1602 – Paris, 1676), paraît le premier manuel pratique et théorique sur l’eau-forte, le Traité des manières de graver en taille douce sur l’airain par le moyen des eaux fortes et des vernis durs et mols, publié en 1645, qui donne ainsi à la technique ses lettres de noblesse à l’égal d’autres techniques de création comme la peinture, la sculpture. Ce qui se confirme avec les cours de gravure qu’il est le premier à dispenser à l’Académie royale de peinture et de sculpture. C’est aussi grâce à lui, lors de la publication de l’Édit de Saint-Jean de Luz en 1660, que la gravure devient un art libre, comme les autres arts figuratifs.
●● De la technique
Le graveur exécute sur la plaque de métal préalablement recouverte d’un vernis à graver son motif à la pointe métallique, il le retire aux endroits destinés à recevoir l’encre lors de l’impression. L’opération est méticuleuse, s’effectue en fines striures pour éviter les « crevés », ces grandes zones sans vernis qui ne pourront pas retenir efficacement l’encre lors de l’encrage de la plaque. La plaque est ensuite plongée dans la solution acide (le perchlorure de fer aujourd’hui) qui creuse ou mord les zones à découvert et laisse intactes les parties protégées. Le bain utilisé est plus ou moins dilué et le temps de morsure plus ou moins long, selon la profondeur de taille à obtenir. Selon le mordant utilisé, le métal est attaqué plus ou moins franchement pour obtenir certains effets. Ainsi, par une attaque diffuse et peu profonde (punctiforme), la fleur de soufre en suspension permet d’obtenir des effets de brume. Le vernis est ensuite retiré avec un solvant et la plaque encrée sur toute sa surface. L’excès d’encre est soigneusement retiré en frottant la plaque avec de la tarlatane — pour certains, du papier journal, puis du papier de soie —, afin de laisser uniquement de l’encre dans les entailles. La plaque est ensuite recouverte d’une feuille de papier adapté à l’opération, préalablement humidifiée, recouverte de langes et passée sous presse. Les rouleaux de la presse à taille-douce vont appuyer fermement sur la feuille et permettre ainsi le transfert de l’encre. Le résultat final est inversé par rapport à l’image gravée sur la plaque.
Ce succès de l’eau-forte est en partie dû à sa facilité de sa mise en oeuvre sur le burin, qui nécessite une formation longue. Elle permet, de plus, une plus grande rapidité d’exécution : en cas de repentir, le graveur peut repolir sa plaque, ou la gratter, à l’aide du grattoir, du brunissoir ou d’abrasifs (acide). Enfin, la plaque peut être également retravaillée au burin ou à la pointe sèche, mêlant ainsi plusieurs techniques.
C’est là aussi une des clés de la magie que la gravure en taille douce continue d’exercer sur le plaisir du regard face aux œuvres de Claude Gellée, Watteau, Boucher, Lorenzo Tiepolo, Seghers, Goya, Degas, Besnard, Pissarro, Picasso, Charles-François Daubigny, Matisse, Champseit, Marion Tournebise (alias Viola Corp) et de cette jeune génération qui continue de la pratiquer seule ou mêlée…
Eléments bibliographiques
- Michel Terrapon, L’eau-forte, Genève, Bonvent, 1975. (Coll. Les métiers de l’art).
- R. Savoie, L’eau-forte en couleurs, Montréal, 1972.
- Abraham Bosse, Traité des manières de gravure en taille-douce, Paris, 1645.
- André Béguin, Dictionnaire technique de l’estampe, Bruxelles, 1977.
- La gravure en taille douce : paroles de graveurs, sous la dir. de J. M. Billard. Paris : Dessain et Tolra, 1985.
- Matteo Ripa, Un peintre-graveur-missionnaire à la Cour de Chine, Mémoires traduits, présentés et annotés par Christophe Comentale. Taipei Ed. V. Chen, 1983. [Rééd. partielle in Le voyage en Chine. Paris : Laffont, 1992 (Bouquins), pp.204-222.]
Anecdote naïve en avant-propos au texte de Ripa.
Le texte qui va suivre a fait l’objet d’une édition en 1983. Il reprend ce qui constituait, dans cette édition, le chapitre IV et la deuxième partie du chapitre V des Mémoires de Ripa. Ce travail étant celui d’un historien de l’art, j’avais à l’époque, en tête d’étudier les approches esthétique et technique qui avaient entouré l’entreprise singulière du missionnaire. A l’origine, ces quelques chapitres traduits des Mémoires devaient faire partie d’un corpus de thèse. Or, je résidais à Taipei où, d’une part, je travaillais au musée national du Vieux Palais et où, de l’autre, j’apprenais à me colleter à la civilisation chinoise, celle du quotidien et celle de la recherche.
Un de mes voisins étant éditeur, ce qui devait arriver arriva : il s’intéressait aux rapports et apports culturels Est-Ouest, ce qui était au cœur de mon propos. Nous avons donc édité un petit livre centré sur l’activité de Matteo Ripa, où le missionnaire racontait son expérience à la Cour impériale, comme cartographe, graveur et évangélisateur aussi. J’ai ainsi eu accès aux collections du musée et bénéficié des conseils des collègues et spécialistes des livres rares et des peintures, j’ai pu reproduire toute la série des 36 eaux-fortes, un peu différente de celles conservées à la bibliothèque nationale de France ou de la British Library pour ne citer que ces deux exemples…
Par ailleurs, je ne connaissais pas le milieu de la sinologie, milieu dans lequel mon sujet relatif à des images sinisées m’avait, d’emblée et malgré moi, fait pénétrer, n’ayant pas eu le temps d’apprendre certains rituels de classe ou d’appartenance sociale. Ainsi, lorsque les éditions des Belles lettres ont accepté de diffuser ce livre, presque aussitôt après, une recension émanant d’une revue de sinologie est parue. Très certainement grâce à Dieu, j’en ai eu connaissance quelque 20 ans plus tard, en consultant par hasard, des banques de données thématiques. J’ai été abasourdi par le contenu de l’honorable confrère qui, sur plusieurs pages, faisait un cours sur la Chine de l’époque du missionnaire et déplorait tout ce qui manquait dans ce travail qu’il replaçait dans des axes plus historiques ou sociologiques, certes intéressants, mais hors de mon propos qui reste, à ce jour, essentiellement d’ordre esthétique et technique et le cheminement de recherches relatives à l’image en Chine. Plus amusant encore, lorsque j’ai occupé le poste d’attaché culturel à l’ambassade de France à Pékin, j’ai vu déambuler dans mon bureau ce même savant, aimable et courtisan, venu solliciter l’aide de la République pour ses précieuses recherches… Rencontre aussi polie qu’impersonnelle : sa modestie de salon et mon ignorance de ses agissements ayant permis cela. Ces souvenirs surannés me rappellent qu’en permanence, le milieu de la recherche est et reste perverti par des attitudes irrationnelles liées au pouvoir et à ce qu’il induit…
Enfin, le livre édité chez Victor Chen à Taiwan est devenu une rareté bibliographique : à peine entreposés dans les magasins des éditions des Belles Lettres, les exemplaires ont presque tous disparu dans un gigantesque incendie qui a ravagé les magasins… Ainsi va la vie, la curiosité de Daniel Besace, fondateur des éditions Carnets-Livres permet une réapparition autre de ces images.
CHAPITRES IV et V
Je reçois ordre de l’Empereur de le suivre à sa résidence de Ccian cciun juen [Changchun yuan]. Description de la résidence, des sacrifices et des feux d’artifice.
Carte géographique de la Tartarie commandée par le souverain ; je l’ai ensuite gravée avec celle de la Chine ; j’explique comment je fus destiné à la gravure sur cuivre.
Étant comme d’habitude allé le matin au Palais, on m’ordonna de la part de l’Empereur de le suivre dans sa résidence appelée Ccian cciun juen [Changchun yuan], à environ trois milles italiens de Pékin ; c’est là que cet Empereur, chaque fois qu’il y allait, résidait à peu près cinq mois par an. Il habitait autant, et même plus, en Tartarie, et en deux autres endroits. Dans l’un il se livrait à la chasse aux cerfs, et dans l’autre il pêchait et chassait les canards dans une lagune, de sorte que chaque année il ne demeurait pas plus de quinze jours dans la capitale, et parfois moins, et ces séjours n’étaient pas continuels, car il ne s’arrêtait souvent qu’une journée.
Pour obéir à l’ordre du souverain, je partis pour cette résidence après manger avec le Père Giartù [Jartoux], missionnaire français, et c’est sur ordre de ce même souverain que l’on nous mit dans un appartement de la résidence de Ttong-kien-kien, c’est-à-dire dans celle de son oncle maternel, que seule une route séparait de la résidence impériale, et avec l’ordre que ce soit cet oncle qui paie nos frais, comme ce fut le cas, durant tout le temps que vécut l’Empereur. Outre le fait que le Ttong-kien-kien nous défrayait mes assistants et moi, Sa Majesté m’envoyait chaque jour un cheval, pour l’ordinaire indompté et vicieux ; je le faisais monter par la personne qui m’accompagnait — j’en possédais un autre que j’avais acheté et dont je devais m’occuper à mes frais —, pour ne pas risquer ma vie. En plus de cette dépense je devais aussi penser à m’habiller, et à tout ce qu’il me fallait d’autre, avec les deux cents doublons que je recevais chaque année de la Sacrée Congrégation.
Il n’y avait que les Européens employés à son service qui recevaient de la nourriture et un cheval de Sa Majesté, les autres, en nombre bien plus grand, et qui restaient à Pékin, tout en servant le souverain, n’avaient rien de cela, sauf certains des plus anciens qui avaient aussi droit à une mesure de riz, à du charbon et à d’autres choses encore, ce qui atteignait en tout cent ducats à peu près par an.
Sa Majesté partit de la résidence pour Pékin, où elle s’arrêta trois jours pour célébrer le sacrifice solennel au Ttien, je veux dire au Ciel auquel la secte des Lettrés, dont le chef est l’Empereur, croit, et qu’elle adore comme Dieu. C’est pour cela que l’on voit dans la capitale de Pékin et dans l’autre de Nankin, deux magnifiques temples. L’un est consacré au Ciel, et l’autre à la Terre ; dans ces temples, seul l’Empereur a le pouvoir de faire des sacrifices, ce qu’il fait au moment des quatre saisons de l’année, au nom de tout son peuple et au cas ou en raison de quelque empêchement, il ne pourrait pas, on mettrait alors à sa place de hauts fonctionnaires.
Le Sacrifice qui est fait à ces deux temples du Ciel et de là, consiste à immoler un grand nombre de bœufs et de moutons, et à faire différentes cérémonies. Personne d’autre n’a ce droit de faire de sacrifice au Ciel et à la Terre, ni comme d’ailleurs au Soleil, à la Lune, aux Planètes et aux Etoiles, en dehors de l’Empereur, et si d’aventure quelqu’un le faisait, on dit qu’il serait coupable de crime de lèse-majesté, en tant qu’usurpateur de prérogative impériale. Et, pour faire de tels sacrifices, il faut se préparer en jeûnant, ce qui consiste à se laver le corps en se baignant, à ne pas avoir de commerce avec les femmes, à ne pas tuer d’animaux pour les manger ; il est, cela dit, permis de manger les animaux qui ont été tués avant de commencer le jeûne.
Nous étions revenus de Pékin à la résidence, mon interprète, le Père Giartù [Jartoux], et moi, à la suite de l’Empereur ; ce matin du 3 mars on demanda à tous les Européens en bonne santé, sur ordre de l’Empereur, de revenir de Pékin pour voir le tir du feu d’artifice que Sa Majesté fait faire chaque année solennellement pour le nouvel an, reporté au 3. Le soir, nous nous retrouvâmes tous dans la résidence, dans la grande plaine, à l’intérieur de l’enceinte ; vers une heure et demie de la nuit, sur un signe de l’Empereur (il se tenait en retrait avec ses femmes afin que personne ne puisse le voir), on commença à tirer, alors une pluie de feu se mit brusquement à sortir de terre. Pendant que cela brûlait, on éleva avec des cordes, à une hauteur de cent palmes environ du sol, une grande caisse suspendue à une poutre, elle-même soutenue par deux poteaux; quand on mit le feu à la caisse, le fond s’ouvrit, et il en sortit une source lumineuse en forme de grande roue ; une fois épuisée, on vit tomber instantanément de ce même fond de la caisse jusqu’à la surface de la terre une grande colonne formée d’une infinité de petites étoiles, qu’entouraient quatre autres colonnes en forme de lanternes en papier très bien éclairées, et ce beau spectacle dura pendant un bon moment, mais les lumières éteintes, une autre source lumineuse apparut, peu différente de la première, et après celle-là, d’autres colonnes, de formes et de couleurs différentes. Ce spectacle dura lui aussi un bon moment : par son côté merveilleux, il tenait tous les spectateurs comme dans une sorte d’enchantement, même les Européens, car tous avouèrent n’avoir jamais vu chose semblable dans nos pays.
Quand se termina ce tableau, commença ce que les Chinois appellent la guerre; c’est un tir de fusées qui, au moyen de cordes tendues partaient; d’autres revenaient frapper leurs buts de planches; on entendait les coups comme s’il s’était agi de flèches; elles s’élevaient d’un côté et de l’autre de ces deux points; de sous la terre différentes sources lumineuses sortaient en même temps, mais en désordre, et l’on voyait aussi, toujours sans ordre, de petites roues allumées, et des girandoles, on entendait le bruit de nombreux pétards.
Le feu, ou la consommation de poudre, fut important mais, à l’exception de l’engin de la caisse, vraiment admirable, tout le reste ne fut pas de bon goût, sans ordre et confus. Ce que l’Empereur fit dans sa résidence, d’autres riches le firent aussi dans les leurs, mais durant d’autres journées, et chacun suivant ses possibilités financières et son grade, pour distraire ses femmes, et, d’une manière générale, même la plèbe qui en utilise plus ou moins.
La résidence impériale appelée Ccin Cciun juen, dont le nom signifie “printemps continuel”, a été faite par l’empereur Kanghi [Kangxi] pour ses loisirs.
Elle se trouve, comme j’ai dit, à trois milles de la capitale, dans une grande plaine entourée de plusieurs résidences, ayant toutes des murs ; elles sont habitées par ses fils et par d’autres seigneurs. Les portes sont toujours gardées par des soldats tartares qui, à l’exception des eunuques, ne permettent à personne d’entrer qui n’ait obtenu d’autorisation expresse de l’Empereur. Ainsi, sur des tablettes, tous les noms de ceux qui ont obtenu une autorisation de l’Empereur sont écrits, et, quand ces gens s’approchent de la porte pour entrer, les gardes qui ne les connaissent pas leur disent « co pu pi », ce qui signifie en langue tartare “quel est ton nom ?”. Une fois qu’il a été vu sur la tablette, ils permettent d’entrer. Ensuite, en passant par une entrée découverte, on doit pénétrer par une autre porte, devant laquelle sont assis quelques eunuques tenant une grande tablette blanche, vernie, et sur laquelle ils écrivent tous les noms de ceux qui entrent, et avec un morceau d’étoffe trempé dans l’eau, ils les biffent à la sortie, et ainsi ils savent, si à une heure déterminée de la nuit tous sont hors de la résidence, où, quiconque n’est pas un eunuque, ne peut passer la nuit. La même chose arrive à Pékin dans le palais intérieur, et dans la résidence de Tartarie au Jehol, tout cela se fait à cause de la grande jalousie des femmes qui sont à Pékin dans le palais intérieur où se trouve le sérail, et de celles que l’on emmenait dans les résidences.
Cette résidence, et celles des autres seigneurs que j’ai vues sont toutes semblables, et entièrement différentes de notre goût européen, car alors que nous essayons, grâce à l’art, de nous éloigner de la nature, en aplanissant les collines, en asséchant les eaux mortes des lacs, en déracinant les arbres des forêts, en faisant les routes droites, en construisant les fontaines avec beaucoup d’ingéniosité, en plantant les fleurs en ordre régulier, etc., les Chinois, au contraire, essaient avec art d’imiter la nature, en faisant avec de la terre un réseau de monticules, des collines aux routes parfois larges et droites, parfois serpentantes et coupées par des sentiers étroits en certains endroits, plus spacieux en d’autres, plats ou à pic, droits ou tortueux, passant par des monts (certains sont reliés par des pierres anciennes disposées d’une manière très naturelle), et des vallées, ensuite sur différents ponts construits sur des fleuves, ainsi que sur des ruisseaux qui se sont formés grâce à l’eau que l’on a amenée avec savoir, et on passe sur ceux-ci d’une rive à l’autre, on va aussi grâce à eux sur certaines îles situées au milieu des lacs, et au sommet desquelles on voit des pavillons de loisir où, soit en passant sur les routes, soit en barque, les hommes vont se distraire avec les femmes surtout quand elles sont lassées de la pêche, que l’on pratique dans les eaux riches en poissons. D’abord mis là exprès, ils se sont multipliés à merveille, et pour ne pas qu’ils s’en aillent à cause du courant de l’eau, il y a exprès des filets de fer aux ouvertures des portes par où sort l’eau. Il y a aussi de la nacre que l’on voit avec plaisir sur ces rochers faits ingénieusement à l’aide de nombreux cailloux agglomérés de manière naturelle, certains sont tout à fait dépourvus d’arbres, et d’autres ressemblent à des forêts.
On voit aussi des bois avec de nombreux faons, lièvres, et de ces animaux semblables à de petits cerfs, et qui donnent le musc ; il y a aussi des plaines, et, pour qu’en tout on imite la nature, dans certaines de ces plaines, on sème du blé et des légumes.
Il y a aussi des jardins plantés d’arbres fruitiers, de fleurs et d’herbes aromatiques, et à certains endroits, dans de beaux sites, on aperçoit des pavillons de loisir, les maisons des eunuques, et, ensuite, le sérail des femmes devant lequel, dans un grand espace est organisée une foire pour les distraire, une fois par mois, et les marchands sont ces mêmes eunuques qui vendent toutes sortes de choses des plus rares et des plus recherchées.
Pour décrire en peu de mots cette résidence, je trouve qu’elle est beaucoup dans le goût de ces bonnes crèches qui se font à Naples pour représenter d’une manière vraie la nativité, et c’est dans ce même goût que sont faites toutes les autres résidences de ces nombreux seigneurs, car c’est là ce qu’apprécient les Chinois pour ce qui est de leurs résidences et de leurs jardins de détente.
C’est dans cette résidence que j’entrais chaque jour, mais je ne l’ai vue dans son entier que deux fois : quand je dus, sur ordre de l’Empereur, aller servir d’interprète la première fois à Monseigneur Mezzabarba, légat apostolique, la seconde à Monsieur Ismaïlof, ambassadeur de Pierre, tzar de Moscovie.
Comme Sa Majesté devait partir à la chasse aux canards sauvages — qui en grand nombre viennent à cette époque sur un lac de la plaine de Pékin —, et aussi aller à la pêche, tous les Européens arrivèrent de Pékin pour lui souhaiter un bon voyage ; je retournai ce jour même à Pékin, Sa Majesté ayant donné l’ordre que j’aille au palais peindre dans l’appartement des peintres, ce que je fis pour obéir. En souhaitant un bon voyage à Sa Majesté, et dans tout ce qu’on lui rapporte, on parle à genoux, devant les mandarins qui, dans une telle circonstance, sont debout ; ils doivent ensuite de par leur charge en référer à l’Empereur. Quand il fut revenu de la chasse et de la pêche, j’allai de nouveau à la résidence, avec tous les autres Européens, pour lui souhaiter la bienvenue. Tous les Européens repartirent à Pékin. Je dus, moi, rester seul dans l’appartement habituel du Tong-kien-kien.
Je dus rester seul, sans le Père Giartù [Jartoux], mon interprète parce que l’Empereur, à peine arrivé, demanda si j’étais chaque jour allé au palais peindre avec les autres peintres, ce que j’avais peint, et si je commençais à parler mieux la langue chinoise. Ainsi on lui dit que j’avais été chaque jour au Palais ce que j’avais peint, que pour ce qui était de la langue, je me faisais comprendre en partie avec les rares mots que j’avais déjà appris, en partie par signes, et ce que je ne pouvais expliquer ni par mots ni par signes, je le faisais en dessinant la chose que je voulais exprimer. Sa Majesté ordonna que l’on m’enlève l’interprète pour que, contraint par l’obligation de devoir parler, j’apprenne la langue avec plus de rapidité, comme, de fait, je fis, en peu de temps, et avec plus de précision que ceux qui l’apprirent avec des Européens. Sa Majesté ordonna aussi que Théodoric Pedrini, qui habitait avec les autres Européens à la Cour, vienne habiter avec moi dans la résidence et dans la maison du Tong-kien-kien pour accorder selon les besoins les clavecins et épinettes venant d’Europe, et qu’il y a en grand nombre dans cette résidence et à Pékin. Elles ont été offertes à l’Empereur à plusieurs reprises par diverses personnes, et bien qu’il lui ait été répondu que Monsieur Pedrini ne connaissait pas encore la langue, Sa Majesté ajouta que cela importait peu, car c’est avec ses mains et non avec sa langue qu’il devait accorder les clavecins, et, ceci, bien qu’il lui ait été destiné comme interprète un Français, le Père Parrenin.
L’Empereur prétendait être un excellent musicien et un mathématicien meilleur encore ; en réalité, pour ce qui est des mathématiques, il n’en connaissait que quelque principe ; pour la musique il en était tout à fait ignorant. Cependant, pour l’une et l’autre de ces deux matières, et même sur tous les sujets, il avait bon goût. Et pour ce qui est des clavecins et des épinettes — il avait un instrument presque dans chacun de ses appartements —, il n’en jouait pas, mais en faisait jouer à ses femmes comme il ne possédait pas cet art. Et, seulement, de temps à autre, il frappait sur une des touches avec ses doigts, et cela suffisait pour que l’adulation, qui est à son plus haut degré dans cette cour, rende les spectateurs pleins d’admiration, comme j’ai été plusieurs fois témoin d’une telle scène. Et ce qui m’a causé le plus de stupeur, c’était que cet homme à l’esprit ouvert qu’était en réalité Kang-hi, croyait tout, et s’enorgueillissait de tout. C’est ce que nous avons, certains missionnaires et moi-même, attribué au fait qu’il ait régné à l’âge de huit ans, et qu’il se soit toujours fait aduler. De là est né un aveuglement aussi grand : quand on lui parlait en l’adulant il croyait tout, était satisfait de tout, et comme si lui seul avait eu des yeux pour voir, et la faculté de discerner le bien du mal, il était persuadé que ses idées étaient les modèles des idées des autres, et que tout le monde jugeait comme il le faisait, lui.
Sa Majesté avait reçu le portrait d’un Tartare que j’avais peint sur son ordre, elle voulait ainsi faire une expérience et savoir si je savais peindre ; le portrait lui plut, et elle le jugea ressemblant. Après, elle appela Monsieur Pedrini, et voulut l’entendre jouer du clavecin, elle en fut satisfaite et, en signe de contentement, nous envoya à tous deux, la première fois, en cadeau, des mets, ce qu’elle fit bien d’autres fois par la suite, mais je ne le noterai pas afin de n’être ni trop précis, ni trop prolixe.
Ainsi, je ne dirai pas non plus mot des autres tableaux que j’ai faits, ni des fois où Monsieur Pedrini a été appelé devant Sa Majesté, sinon quand il y aura une chose digne d’être notée ; je dirai seulement qu’avec sa bonne mine Monsieur Pedrini a su si bien se gagner les faveurs de ce monarque, que s’il avait joint à ses manières une conduite plus prudente, il aurait obtenu de grandes choses eu faveur de notre sainte religion de la part de ce souverain.
Sa Majesté destina ensuite notre Père Guillaume Fabri Bonjour et le Père Jartoux à l’élaboration de la carte géographique de la Tartarie.
Depuis longtemps, ce monarque avait envoyé chaque année plusieurs Jésuites dans différentes provinces vie la Chine pour qu’ils en fassent une description exacte, cette année-là, il en avait également envoyé d’autres ; or comme en plus de la Chine, il voulut que la Tartarie soit aussi dessinée, il prit à cet effet le Père Jartoux, à qui il donna pour compagnon le Père Fabri.
Cette opération donna lieu à une dépense exorbitante parce qu’il fallut mesurer tout le vaste empire de Chine et de Tartarie, et à peu près trente autres royaumes voisins, et, dans le royaume de Corée, un des pays tributaires, prendre la longitude avec de longues chaînes, et la latitude avec de bons instruments de mesure, ce qui demanda le service de nombreuses personnes, l’assistance de bien des mandarins, qui supervisaient, et cet effort dura à peu près quatorze ans.
Seuls, les royaumes de la Corée et du Tibet ne purent être dessinés avec beaucoup d’exactitude, car bien que ce royaume de la Corée soit tributaire de la Chine, connue, d’une part, l’Empereur n’a pas d’autre droit que celui de recevoir le tribut, et que, d’autre part, les Coréens sont très jaloux, et s’opposent à admettre des étrangers dans leur royaume, on ne put, de ce fait, envoyer les Européens. On envoya à leur place un mandarin tartare — que j’ai bien connu et avec qui j’étais ami —, en prétextant que c’était pour une ambassade. Ce mandarin avait auparavant, et sur ordre de l’Empereur, été instruit par les Jésuites sur la manière de calculer les degrés de latitude ; en allant du port à la capitale, il prit la latitude avec cet instrument de calcul habituel, et, comme j’ai dit, vu que les Coréens sont très jaloux de leur royaume, tout en ne pouvant pas empêcher l’accès à un ambassadeur venant de Chine chaque fois que l’Empereur veut en envoyer, ils le surveillent malgré tout de si près qu’il ne peut pas faire un pas sans être vu par les gardes qui le suivent continuellement, et notent tous ses faits et gestes, et jusqu’à — ce qui semble incroyable — ses besoins.
Comme il n’avait pas réussi à mesurer la longitude avec la corde, il la prit en se basant sur le nombre de milles qu’il parcourait chaque jour. Ce même ambassadeur me dit qu’il n’aurait même pas pu prendre la hauteur du soleil avec son instrument s’il ne leur avait pas fait croire que c’était une montre solaire, et qu’il s’arrêtait de temps en temps pour reconnaître les heures.
Pour ce qui est du Tibet, bien qu’on puisse l’appeler maintenant royaume conquis par l’Empereur de Chine qui l’a libéré par les armes de l’invasion qui avait eu lieu avec le roi Tsu-wanga-pattan, dont on dit qu’il descend du si célèbre Tambolan, ceci mis à part, comme le Tibet est gouverné par les Lamas, qui sont très estimés, l’Empereur, par calcul politique, ne voulut pas envoyer un seul Européen, mais il envoya deux lamas, que j’ai connus et avec qui j’étais ami, ils avaient d’abord été instruits par les Jésuites.
L’Empereur désirait depuis longtemps avoir à son service quelqu’un qui connaisse la gravure sur cuivre pour faire imprimer cette carte géographique. C’est pour cela que Sa Majesté nous demanda respectivement, à Monsieur Pedrini, au Père Tiflis, et à moi, si en plus de la musique, des mathématiques, et de la peinture, nous connaissions quelque autre science ou technique ; comme les deux premiers avaient répondu ne rien connaître d’autre, et que je savais faire des représentations optiques et graver le cuivre à l’eau-forte, je me proposai de le faire, si l’on me donnait un peu de temps pour acquérir de l’expérience. Sa Majesté fut contente d’entendre que tout en n’ayant pas de pratique de la gravure, j’avais malgré tout le courage d’effectuer ce travail ; c’est pourquoi elle ordonna tout de suite que je fasse de la gravure à l’eau-forte sur cuivre. J’obéis le plus vite possible, et dessinai, suivant l’habitude avec une pointe, sur une plaque vernie en noir, un paysage avec des maisons, suivant la méthode européenne, pour y mettre ensuite l’eau-forte, mais je n’eus pas fini de dessiner que Sa Majesté voulut voir le dessin, et comme on dessine sur le vernis noir de toute plaque de cuivre avant qu’elle ne soit mise dans l’eau-forte, cela donne un très bel ensemble. Sa Majesté fut assez contente après l’avoir vu, et elle ordonna que les peintres chinois dessinent, ce qu’ils firent, un paysage avec des maisons selon l’usage chinois. C’était cela que je devrais ensuite graver.
Quand j’eus fini le dessin, on le porta tout de suite à l’Empereur, avec l’original ; en voyant que la copie était vraiment semblable, du fait que j’avais décalqué sur le cuivre et que l’original était entier, il fut stupéfait et émerveillé, et il voulut savoir la méthode que j’avais utilisée pour la copier aussi exactement sans casser l’original en mille morceaux ; il faut savoir que jamais en Chine on n’avait vu par le passé de gravures sur cuivre, on gravait sur de petites planches de bois sur lesquelles l’on applique les dessins avec de la colle, et puis avec un ciseau on entaille le bois en suivant les contours du dessin. Mais chez nous on décalque seulement le dessin, l’exemplaire reste intact, seuls les contours du dessin sont imprimés, ce qui suffit pour que la copie soit tout à fait semblable à l’exemplaire original, sans que celui-ci soit perdu, car il peut servir à faire d’autres copies.
Les peintres me demandèrent à plusieurs reprises, et avec beaucoup d’empressement, qui me nourrissait, et avec quel argent j’avais eu des habits, je répondais toujours que c’était avec les subsides annuels que je recevais du Pape. L’eunuque de la suite impériale qui s’appelait Gian, et un mandarin qui avait le même nom, interrogèrent aussi à ce sujet Monsieur Pedrini, et, tous les deux, en nous entendant affirmer la même chose, prirent position par des invectives et des remontrances contre les missionnaires français, en disant que Sa Majesté nous avait mis dans leur résidence, et qu’ils étaient, suivant la coutume, obligés de nous donner à tous nos aliments, et si dans quelques années ils ne pouvaient plus supporter la dépense, ils devraient en aviser Sa Majesté, pour qu’elle prenne d’autres mesures. Même en disant que nous n’avions pas de tels besoins, cela ne suffit pas à les calmer et même mes excuses réitérées ne suffirent pas non plus, ils disaient que si les missionnaires français n’étaient pas tenus de faire ce qu’ils faisaient, et que nous ne devions pas recevoir d’aliments d’eux, ils voulaient en tout cas que la pension que les autres recevaient nous soit donnée à nous aussi, devant en cela obéir à l’Empereur qui voulait ainsi.
Quelques-uns des missionnaires présents avaient répondu que si Sa Majesté nous avait donné notre pension, ils lui auraient demandé de la donner aussi aux autres Français qui ne l’avaient pas encore, et plus sa Majesté vieillissait, plus elle devenait difficile pour donner à tous cette pension, qui se montait pour chacun à environ cent ducats par an, elle ne parla plus de nous la donner, et nous fûmes ainsi obligés de continuer à nous nourrir à nos frais, je parle du peu de temps où nous habitions Pékin, car au reste, quand nous étions dans la résidence de l’Empereur, le kien-kien, dont j’ai parlé, ou d’autres personnes, nous nourrissaient.
(…)
Le vingt j’arrivai bien à Ge-hol, et je dus, le lendemain, aller au Palais remercier L’Empereur de la grâce qu’il m’avait faite en me donnant un chirurgien et en m’envoyant des médecins. Ce que je fis par trois cho tteo [ke tou], c’est-à-dire agenouillé devant les mandarins en baissant par trois fois la tête jusqu’à terre, c’est ainsi — comme j’y ai déjà fait allusion avant —, que l’on fait chaque fois que l’Empereur donne quelque chose, si minime soit-elle.
On m’ordonna dans le même temps de terminer la gravure sur cuivre à l’eau-forte, dont j’ai déjà parlé, et de tout de suite en faire un tirage.
De la gravure à l’eau-forte je ne connaissais pas autre chose que ce que j’en avais appris en une seule leçon que m’avait donnée un peintre à Rome, l’en ayant prié, pour obéir à mon confesseur, qui, peut-être illuminé par Dieu, me demanda avec beaucoup d’insistance de bien vouloir apprendre la technique de l’eau-forte sur le cuivre. Je demandai les ingrédients nécessaires pour faire cela, c’est-à-dire du vinaigre blanc, fort, du vert-de-gris, et du sel d’ammoniaque.
Le vinaigre n’étant pas fait avec du vin (il n’y en a pas en Chine), mais soit à partir de sucre soit d’autres substances, il n’est pas parfait pour faire l’eau-forte ; il en va de même pour ce qui est du vert-de-gris, qui est bien inférieur à celui que nous avons en Europe. On ne trouve que l’ammoniaque en grande quantité, et de bonne qualité : il est fait avec l’urine du chameau, animal qui est commun en Tartarie. Mais comme je n’avais pas suffisamment d’ingrédients, et que l’eau-forte n’avait pas réussi à la perfection, la gravure ne fut pas profonde. En raison de l’imperfection de l’encre, la première fois, elle non plus ne fut pas bonne, les estampes furent très mauvaises, et il m’en coûta de nombreux efforts avant d’arriver, après d’infinis essais, à rendre avec quelque perfection cette gravure à l’eau-forte.
On avait besoin de tartre pour faire l’encre, et c’est tout juste s’il y en avait quelque livre venue d’Europe dans l’épicerie impériale. On n’en fait pas en Chine car il n’y a pas de vin. C’est pourquoi, sans tartre, je dus essayer de faire l’encre avec d’autres matériaux, et je ne pus y arriver à la perfection, sinon après de fort nombreux essais.
J’eus encore des difficultés pour faire la presse, je n’en avais vu qu’une fois, et sans y faire très attention. Je la fis faire avec le cylindre de dessous fixe, seul, celui du dessus étant mobile, quand on l’utilisait il faisait mauvais effet. C’est pourquoi j’eus droit aux quolibets et aux moqueries des mandarins et des eunuques, et de bien d’autres personnes du palais qui étaient présentes, certaines pour superviser, et d’autres par curiosité, afin de voir ma confusion.
Je supportais tout cela avec patience et désinvolture, en raison du but si grand qui m’avait fait aller en Chine ; le fait pourtant d’être du matin au soir au palais dans un coin étroit, et toujours exposé à la vue des mandarins, peintres, copistes, eunuques, et de tant d’autres gens, outre le dérangement que cela me causait pour faire mon travail, distrayait continuellement mon esprit, et m’empêchait d’exercer celui de missionnaire et d’accomplir mes autres devoirs.
Dieu s’occupa de résoudre cela de la manière suivante : je devais faire cuire l’huile de lin pour l’encre, ce qui ne pouvait se faire au palais à cause de l’odeur dégagée. Il me fut permis de le faire à l’écart, dans un endroit du palais voisin où travaillaient tous les artisans qui étaient au service de l’Empereur, mais comme le vent apportait encore au palais l’odeur de l’huile, et, de plus, comme on craignait le feu qui exigeait une garde continuelle et diligente, les mandarins, pourtant très timides de par leur nature, craignant d’encourir par manque de devoir la disgrâce de ce monarque, ordonnèrent bientôt qu’on l’éteignît, laissant ainsi l’opération imparfaite. Ils m’interrogèrent ensuite pour savoir en combien de mois je devais faire l’huile, alors, profitant de cette bonne occasion pour leur faire davantage peur, je répondis devoir en faire chaque fois qu’il faudrait faire de l’encre. C’est ainsi que, pour s’épargner tant la gêne de la mauvaise odeur que le danger de l’incendie, contraints par la nécessité, ils me permirent de travailler chez moi, ce que je fis par la suite en ayant toutes mes aises, entrant au palais seulement quand j’en avais envie, ou si j’y étais appelé pour affaires.
Quand l’Empereur eut vu les estampes du paysage que j’avais gravé, bien qu’elles soient devenues blanchâtres, il sut être indulgent et dit qu’elles étaient très bonnes, et c’est ce qu’il continua à faire par la suite, sans jamais trouver à redire sur aucun travail, jusqu’à ce que, peu à peu, grâce aux nombreuses expériences et par les confusions sans fin que j’avais faites, je réussisse à faire de l’eau-forte et de l’encre à la perfection. J’appris à deux jeunes gens que l’Empereur m’avait donnés à savoir faire des tirages sur cuivre.
Je dus faire face aux embarras auxquels j’ai fait allusion, et à une infinité d’autres à cause de personnes malveillantes à mon égard, ainsi que des mandarins, leurs partisans, qui désiraient que ma gravure n’ait pas plu à l’Empereur, alors qu’elle m’avait ainsi permis d’entrer en grâce. Tous ces gens faisaient leur possible pour me nuire.
Je ne citerai qu’une des si nombreuses choses parmi celles qu’ils me firent.
Voyant au début que ma gravure ne réussissait pas à la perfection, ils firent appel à un graveur de lettres pour qu’il grave un cuivre au burin. Bien que celui-ci ait réussi à graver les contours en suivant le tracé du dessin que lui avait fait le peintre, il ne comprenait pas les nuances du clair-obscur ; quand son cuivre fut imprimé, il sortit si mal de la presse qu’on ne pouvait rien voir. Honteux et en colère, le mandarin, qui s’appelait Ciao et était le premier de ceux qui s’occupaient des affaires des Européens, après avoir mis les estampes en pièces, lui fit donner en cadeau une bastonnade solennelle sur les cuisses, quand il fut allongé par terre à la manière chinoise ; il envoya dans le même temps mes épreuves à l’Empereur, ne pouvant faire moins. Non seulement Sa Majesté les loua, mais elle en fit imprimer un grand nombre pour les donner à ses femmes, fils, et à certains rois Tartares, qui étaient ses vassaux.
CHAPITRE VI
Sa Majesté me donne ordre de graver sur cuivre la résidence de Ge-hol, et de m’exercer à la gravure au burin.
La Sainte Mère de Dieu m’accorde une grâce exceptionnelle en me rendant habile en un instant à me servir du burin.
L’Empereur, suivi des Européens, part pour la chasse en Tartarie, ce que je décris.
Quand Sa Majesté se fut aperçue que chaque jour je faisais des progrès en gravure, elle désira que je fasse des estampes de la résidence de Ge-hol qu’elle avait fait bâtir, et comme c’est à trente-six des endroits les plus jolis que Sa Majesté a lié son nom, elle donna donc ordre à ses peintres chinois, pour qu’avec mon assistance, dès qu’ils seraient entrés dans la résidence, et une fois sur le mont le plus haut, d’où Ton découvre tout, ils dessinent.
C’est à cette occasion qu’avec les autres Européens, je vis toute la résidence. Ce fut une faveur exceptionnelle, jamais accordée auparavant à qui que ce soit ; ensuite, l’Empereur demanda qu’une fois les dessins terminés, je les grave.
La ville impériale de Ge-hol, en Tartarie, se trouve à environ cent cinquante milles italiens de Pékin, et est située dans une plaine complètement entourée par des montagnes ; sur une des parois de ces montagnes descend un fleuve que l’on passe à pied en général, mais, par temps de pluie, quand les glaces et la neige fondent, il se gonfle tant qu’il est horrible à voir. Quelques années auparavant, quand je ne connaissais pas son régime, une nuit à l’improviste, il gonfla tellement, qu’il sortit en un instant de son lit et inonda la plaine où étaient les pavilIons, on n’avait pas encore, à cette époque, construit les maisons, et il noya plusieurs milliers de personnes.
Dans la plaine se forme une colline vaste et haute. Sur une de ses pentes on a construit des maisons pour les personnes qui suivent l’Empereur, et pour les autres, qui arrivent des autres provinces de la Chine pour vendre leurs marchandises.
La résidence finit dans une plaine, là commence le mur d’enceinte. De cette plaine, on descend vers une autre plaine située au bas de la colline. Là encore se dresse une montagne entourée de plusieurs autres délicieuses collines où il y a de l’eau en abondance, elle jaillit dans ce même endroit, et, étant conduite artificiellement, elle entoure ces collines comme un fleuve, qui forme ensuite un lac assez grand et très riche en poissons. Outre la bonne disposition du site, ce que la nature a fait de plus plaisant, et qui rend cet endroit encore plus agréable, c’est la verdure. On ne voit que de rares arbres sur le vaste champ de ces monts tartares, et pourtant, au Ge-hol, il n’y a pas que la plaine et les collines, mais, même la montagne est entièrement couverte d’arbres, beaucoup sont fructifères, tels les noisetiers, coriandres, poiriers et pommiers. Bien que sauvages, les fruits sont cependant si bons à manger, qu’on les apporte même à la table de l’Empereur.
Or, pour ce qui est de cette plaine, avec le mont et les collines, que l’Empereur Kanghi a fait entourer de murs, elle est si étendue que, pour en faire le tour, ce que j’ai fait plusieurs fois à cheval, au pas, j’ai mis plus d’une heure. On a construit en différents endroits, éloignés l’un de l’autre, plusieurs maisons plus ou moins grandes, suivant l’usage auquel on les destinait, c’est-à-dire une pour Sa Majesté, derrière celle-ci une autre pour le sérail, destinée à ses concubines, nombreuses, qui sont à trois ou quatre par chambre, une autre pour sa mère, d’autres encore pour les reines, et d’autres, enfin, pour les eunuques. Il y avait, de plus, un miao, ou Temple des Idoles, qui est, jour et nuit, servi par de nombreux tausci, je veux dire des prêtres du diable. tous sont des eunuques, vêtus de jaune, et c’est dans ce miao que l’Empereur va avec ses femmes faire des sacrifices et adorations tant qu’ils résident à Jehol. On voit, de plus, des maisonnettes et des sortes d’arcades réservées au délassement.
Fin de ces extraits des Mémoires rédigés par Matteo Ripa.