OBJETS ET COLLECTIONS (7). MEI LANFANG, UN NOM QUI DEVIENT UNE MARQUE

par Christophe Comentale

Adulé de son vivant, le chanteur de théâtre Mei Lanfang [梅蘭芳], a déployé une activité artistique et sociale intense dans son pays natal, la Chine. Hormis l’Amérique, il est peu connu du reste du monde. Au hasard d’une visite place d’Aligre, une place qui accueille quelques matinées par semaine des brocanteurs, une intéressante boîte contenant un savon de qualité a attiré notre curiosité. Un témoignage d’une période révolue et du prestige d’un créateur disparu.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 1) Le chanteur de théâtre Mei Lanfang (Pékin, 1894-1961) : (ill. 2) Mei Lanfang dans le rôle de Xiang Yu dans Les adieux de la concubine [霸王別姬]


UNE CARRIERE ENTRE CREATION ET REALISME SOCIAL

Le nom de Mei Lanfang (Pékin, 1894-1961) (ill.1) est peu connu en Occident. Ce chanteur d’opéra a cependant mené une carrière tenant le plus grand compte des relations publiques entre Est et Ouest. Son talent d’interprétation pour des rôles masculins et féminins connus du répertoire classique chinois — notamment les rôles de Du Liniiang [杜丽娘] dans le Pavillon des pivoines, de Bai Suzhen [白素贞] dans le Temple de Leifeng et de Xiang Yu dans Les adieux de la concubine [霸王別姬] (ill.2) — lui vaut assez rapidement une notoriété non négligeable, il est alors considéré comme l’un des quatre plus grands interprètes de sa catégorie.

Lu Xun (1881-1936), écrivain, intellectuel engagé, ministre de l’éducation et influent auprès du président Mao a tenu des propos élogieux envers Mei Lanfang. En tant que pionnier du Mouvement du 4 mai, Lu Xun critiquait férocement le théâtre chinois, estimant « que l’ancien drame préférait une fin heureuse, une fin qui était une évasion de la vie sociale réelle et une manifestation de la nature inférieure du peuple, en particulier des pièces de Mei Lanfang ».  Ces propos sont liés à un jugement de valeur qui débat du vulgaire et de l’élégant, de ce qui est populaire ou élégant… Mei Lanfang semble avoir pu intégrer réalisme et élégance dans son jeu scénique. Il sait concilier son talent de chanteur d’opéra avec un activisme de politicien qui lui réussit. Il rencontre le président Mao (ill.3) en 1960, parvient à être choisi comme député à la Première Assemblée nationale populaire. Par ailleurs, ses liens avec des politiques, notamment américains, ont permis cette notoriété en Amérique. En parallèle aux rencontres avec des hommes politiques, Mei fréquente des artistes. Il lie connaissance en 1920 avec le peintre Qi Baishi (1864-1957) (ill.4) qui lui est alors présenté par des amis ; il étudiera avec ce maître la peinture au lavis de fleurs et d’insectes (ill.5).

(ill.3) Le président Mao et Mei Lanfang en 1960
(ill.4) Le peintre Qi Baishi (1864-1957)
(ill. 5) Mei Lanfang. Fleurs

En 1930, Mei Lanfang se rend aux États-Unis et se produit pendant 72 jours à Seattle, Chicago, Washington, New York, San Francisco, Los Angeles, San Diego, Honolulu et en d’autres endroits propices à la promotion du théâtre chanté chinois. Mei Lanfang s’installe à Shanghai en 1932, puis visite l’Union soviétique en 1935.

UN PATRIOTISME PROPICE A L’EXEMPLARITE

Son attitude patriotique lui a aussi valu l’appui du Parti et une mémoire officialisée. L’incident du pont Marco-Polo, aussi connu sous le nom d’incident du double sept (七七事變, Qiqi shibian), incident du pont de Lugou (盧溝橋事變, Lúgōuqiáo Shìbiàn), survient entre l’Armée nationale révolutionnaire de la république de Chine et l’Armée impériale japonaise le 7 juillet 1937. Les Japonais vont, à partir de cet incident, voir là prétexte à engager des hostilités, prélude à la seconde guerre sino-japonaise.

Le contexte est celui de la création de l’État du Mandchoukouo (1932-1945) : des troupes de l’armée japonaise basées près de Tianjin, s’entraînent le 7 juillet 1937 près de Wanping, à l’extrémité du célèbre pont Marco-Polo (ou Pont de Lugou盧溝橋) situé à 16 km à l’ouest de Pékin. Les Japonais accusent alors les Chinois d’avoir enlevé un de leurs soldats. Or, le disparu, après avoir fait un tour dans une maison de passe, réapparait deux heures plus tard. Face à cette situation, les Japonais insistent pour fouiller les maisons, en prétextant des tirs chinois vers leurs soldats, opération qui leur est refusée par la Chine. Les Japonais font alors appel à des renforts et s’emparent de Pékin. C’est le point de départ de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). Le 28 juillet 1937, le Japon et la Chine entrent en guerre. Le 7 août, Pékin tombe entre les mains des Japonais. Le 9, de violents combats éclatent aux environs de Shanghai, déclenchant la bataille de Shanghai (1937).

Peu après l’incident du Pont Marco Polo, prélude à l’occupation de Pékin par l’armée japonaise, Mei est appelé par le commandant nippon pour chanter. Il refuse, cessera même son activité de chanteur tout au long de la guerre, au point de manquer d’argent lorsque le conflit s’acheva en 1945. Le gouvernement chinois lui sera reconnaissant de cette attitude intransigeante, soulignant son fort patriotisme.

Mei a été le premier artiste à produire des spectacles d’Opéra de Pékin dans les pays étrangers, participant à des échanges culturels avec le Japon et les États-Unis. Ses tournées dans le monde étaient célèbres. Il se lie d’amitié avec Charlie Chaplin et Sergueï Eisenstein, est accueilli à Hollywood par Douglas Fairbanks et Mary Pickford.

Mei Lanfang a pu, à de nombreuses reprises, préciser son jeu et commenter la technique de l’Opéra de Pékin dont la tradition menaçait de se perdre en raison des tumultes et des catastrophes qui ont frappé la Chine au cours du 20e siècle. Après 1949, il est directeur du Théâtre et de l’Opéra Chinois de Pékin, directeur de l’Institut de recherches sur l’Opéra Chinois et vice-président de la Fédération de littérature et d’art de Chine. À côté d’une autobiographie intitulée « Quarante ans de vie sur scène« , plusieurs essais et articles de lui sont rassemblés dans des Œuvres Complètes. Des enregistrements de ses prestations les plus célèbres ont été publiés. En 2000, l’histoire de sa vie est filmée dans un documentaire intitulé Le monde de Mei Lanfang. Chen Kaige (1952, Pékin) cinéaste talentueux, profite d’une ouverture à l’Ouest pour présenter ses œuvres à différentes manifestations de prestige, en particulier son film Adieu ma concubine, une de ses plus célèbres réalisations pour laquelle il reçoit la palme d’or du Festival de Cannes en en 1993. Il a, par ailleurs, sorti sur Mei Lanfang un film en décembre 2008. Avec Adieu ma concubine, Chen Kaige avait déjà rendu indirectement hommage à Mei Lanfang en donnant le titre d’une des plus remarquables interprétations de Mei Lanfang à l’Opéra de Pékin.

OBJET DU QUOTIDIEN, OBJET DE MEMOIRE

Lors d’un déplacement place d’Aligre, une boîte (ill.6) aux couleurs et aux motifs en vogue durant les années 40 a attiré mon attention. Ce type d’objet modeste n’est pas vraiment destiné à être conservé, d’où sa rareté. De dimensions modestes (ill.7), la boîte aurait pu passer inaperçue, perdue dans un bric à brac rébarbatif. De format ovale, le couvercle (ill.8) est orné de branches de prunus et de fleurs d’orchidées. Trois grands caractères Mei, lan et fang indiquant la fleur de prunus, l’orchidée et l’adjectif odoriférant ou agréable se détachent : il s’agit des caractères formant le nom de ce créateur. Deux colonnes de quatre caractères indiquent qu’il s’agit d’un savon de haute qualité destiné à l’hygiène du corps. Sur le pourtour, des indications sur le lieu de production de ce produit, une usine de Shenzhou [梅蘭芳香粉神州工業社]. L

(ill. 6)

Sur un des sections du pourtour, en lettres d’un gothique fleuri, à la mode durant les années 40, il est écrit, en anglais,  

Mey Lan face powder

Scientifically blended to produce a perfect powder

The China industry factory


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 7 et 8) Le savon emballé, sa boîte et son couvercle


Cet objet éphémère n’a, pour l’instant, pas livré davantage d’éléments. Aucune société en activité durant la première moitié du 20e siècle n’a été trouvée. En revanche, un nombre impressionnant de sociétés commerciales spécialisées dans la parfumerie et les parfums liés à l’hygiène du corps se sont développées depuis plusieurs décennies, utilisant le nom de cet acteur ou seulement les deux premiers caractères « prunus et orchidée » en raison de la connotation élégante et raffinée des mots.

Le musée Mei lanfang a été contacté. Attendons de voir si, dans un avenir plus ou moins proche, cet illustre artiste a eu un rôle particulier en rapport avec la société chinoise qui a créé cette industrie de savons de luxe. Pour le moment, le plaisir de l’iconographie a, seul, suscité cette note de vision.

ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

  • Fu Jin (Ed.), Mei Lanfang quanji 梅蘭芳全集 (The complete works of Mei Lanfang). (Beijing: Beijing chubanshe and Zhongguo xiju chuban she, 2016.
  • Li Ruru, Commemorations of the Theatrical Careers of Cao Yu and Li Yuru Conference on Chinese Oral and Performing Literature. CHINOPERL Papers, 2010. Version en ligne
  • Mei Lanfang, « 梅兰芳. » (中国京剧表演艺术家)百度百科 Site Baidu. Version en ligne 9 mars 2016.
  • National Museum of China, Mei Lanfang Memorial Museum, Peking Opera. Maestro Mei Lanfang: His Art, His Life. Taizhou Municipal People’s Government. Version en ligne, 2022/1/20 – 4/17.
  • George Kin Leung, Rushan Qi, and Jiuyao Huang, Mei Lan-fang: Foremost Actor of China. Shanghai: Commercial Press, 1929.
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