par Christophe Comentale
Le courant néolettré, revigoré depuis trois bonnes décennies, ne cesse de faire découvrir des pratiques reflétant une créativité surprenante. Les différentes périodes historiques ont privilégié des supports extrêmement divers et utilisé des matériaux des plus surprenants. Ainsi en est-il allé de la soie et de l’or, matières des plus précieuses qui ont produit des fleurons uniques de la civilisation chinoise.
Dès les Shang, la métallurgie de l’or fait naître des pièces d’orfèvrerie étonnantes, somptueuses sous celle des Han, délicates et naturalistes sous les Tang, délirantes et parfois inconséquentes sous les Qing, tandis que la soie tissée de façon subtile est affectée au vêtement, aux tentures ou devient le support d’œuvres précieuses. Avec sa récente série de paysages paradisiaques, Fan Yifu remet au goût du jour le raffinement qui préside à toute création. L’une d’entre elles est présentée ci-après.

(ill. 4) Fan Yifu. Ciel haut sur vol d’oiseaux (2022), encre sur carton or, 45, 5 x 50 cm (coll. privée) 天高任鳥飛
Quelques éléments biographiques
Après des études menées durant l’enfance au sein de l’environnement familial, Fan Yifu (1963, Pékin), dont la curiosité est constante pour le monde qui l’entoure, qui le stimule, qui le protège aussi, étudie sous la direction bienveillante de Liu Jiyou (1918-1983). Le jeune homme fait ses gammes, précise et affermit la maîtrise de la technique pour mieux l’intégrer et l’oublier…
L’importance de la structure se double d’une sensibilité qui le pousse vers l’étude des textes poétiques classiques, fidèle en cela à une tradition lettrée. Les voyages le mènent au Japon, et aussi en France où il apprécie l’approche autre des créateurs. Il a consigné ses observations dans différents textes (ill.2).
Sa création et son esthétique varient au fil de ses enthousiasmes et de ses envies. Ainsi, il s’attache depuis 1991 à donner cours à son inspiration avec des paysages exécutés au lavis, dans une facture large, les œuvres sont accompagnées de citations poétiques ou littéraires devenues des titres élégants et circonstanciés :
Les Trois Montagnes, à demi voilées,
Emergent du ciel bleu,
L’île aux Hérons Blancs
Pare les eaux du fleuve en deux.
Cette œuvre (ill.1) en hauteur (61 x 31 cm) sur papier, est réalisée en 2004 à l’encre et enrichie de couleurs et revêtue des sceaux cinabre de l’artiste. Un temps dans le sillage d’un père conteur et créateur d’images nées de la tradition et de sa richesse calligraphique, l’indépendance d’esprit et d’inspiration de Fan Yifu pointent, se font jour, menant à un détachement ouvert. Il révèle ainsi, très naturellement, la nécessité d’un axe libérateur guidant dans un monde intérieur, une suite de citations venues du cœur, source vitale de toutes sensations. Celles-ci lui permettent de s’amuser, il est alors pris dans une concentration positive dépourvue de de cette douleur parfois présente chez certains créateurs en addiction face à ce besoin transitoire. A contrario de cela, l’artiste occupe ici tout l’espace qui est le sien, construisant son œuvre, y circulant au fil de sa réflexion, consignée récemment dans la revue Bazar (ill.2), il fait part de son expérience, des différents havres qui ont été les siens tout comme il réfléchit aussi aux importantes différences qui continuent de caractériser l’Est et l’Ouest. Il conserve dans ce type d’état des lieux géographique autant que psychologique une indépendance qui lui fait oublier les immédiatetés humaines. Il s’immerge ainsi de façon très lente dans un processus personnel de maturation des images, parfois instantanées lorsqu’elles prennent ligne ou jaillissent sur le support, nourries de réminiscences, de sensations intérieures souvent poétiques.
Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 1) Paysage à la chute d’eau, 2004, encre et couleurs sur papier, 61 x 31 cm ; (ill. 2) La revue Bazar, article consacré à Fan Yifu. Voir la notice bibliographique ci-dessous ; (ill. 3) Fan Yifu, Impression au lever du soleil (2022), acrylique sur papier doré, 162 x 100 cm ; (ill. 4) Ciel haut sur vol d’oiseaux (2022), encre sur carton or, 45, 5 x 50 cm (coll. privée) 天高任鳥飛
Montagnes et sources d’or
Depuis la deuxième décennie du XXIe siècle, l’artiste continue ses expérimentations sur des supports qui ont attiré son attention, et ce, pour des raisons complémentaires d’ordre esthétique. Certaines semblent nées des reflets de ces tonalités vues sous les dynasties passées, or et soie, apparues sous la dynastie des Shang, des matériaux qui sont vus, d’emblée, comme rares et restés comme tels, ayant eu des développements bien différents. Il n’empêche que ces matériaux tirés des ressources de la nature ont généré des jeux quasi irrationnels, voire magnétiques, avec la lumière, en particulier au long de l’année, répondant ainsi aux variantes qui apparaissaient et disparaissaient selon les saisons. De l’or rendu ruisselant face au soleil puis passant à un ton mat quasiment devenu une patine proche de la tonalité d’un brou de noix, toutes ces métamorphoses autant chromatiques que destinées à établir des atmosphères uniques sous l’effet des astres n’ont cessé d’être à l’égal d’un rituel mystérieux, celui face auquel le créateur est oublieux du reste.
Ce connaisseur des papiers orientaux et d’autres supports tels que les différentes qualités de cartons préparés et traités également pour y appliquer des matériaux autres, destinés à la calligraphie, à la peinture au lavis, a ainsi voulu commencer à travailler sa matière sur des papiers et cartons de couleur or, souvent japonais. Cette nouvelle séduction est un substitut splendide et nécessaire à la soie dont, certes, la fascination reste unique en Orient, fût-il Moyen ou Extrême, mais il n’empêche qu’outre sa sensibilité classique, Fan Yifu est aussi un chercheur attiré de façon quasi irrationnelle par tous les supports qui sont à sa portée. Qu’il soit hésitant face à des papiers chiffon occidentaux ou à des qualités de feuilles produites au Anhui, il n’en oublie pas pour autant l’exotisme raffiné des papiers japonais. Cette simple diversification des papiers destinés à recueillir ses odyssées, ses périples les plus divers, est en soi déjà une ouverture sur le monde, sur celui de sa culture et sur ces lieux qu’il a parcourus en induisant un regard profond et inspiré aux dix mille choses de l’univers.
Il a ainsi accès à un fond, à un substrat, sur lequel l’approche a la force du noir sur un fond puissant pouvant jouer tout autant en subtilités changeantes. L’effet atteint, la gestuelle et le tracé véritablement calligraphiques s’avèrent une totale pénétration dans ce qu’il convient d’appeler une nouvelle abstraction. Pour preuve, une des œuvres en hauteur de Fan Yifu, Impression au lever du soleil [ou Lever de soleil dans des nuées de brume] (ill.4), représente fort bien cette quintessence des œuvres apparues avec cette nouvelle abstraction : un raffinement qui renvoie autant à cette même énergie de peintres chinois comme Xia Gui (1195-1230) et son long rouleau de Douze vues de paysages (début du XIIIe s.) ou à Zhao Mengfu (1254-1322) traçant d’une encre leste des Habitats épars au bord de l’eau (1302) ou encore à cette Impression, soleil levant (1872) de Monet.
Quand le signe rejoue et disjoint le réel
Un autre paysage, Sans titre (ill.3), s’avère une parfaite synthèse entre des séries classiques que sont les recueils de paysages, de sites renommés, de monts et fleuves célèbres où chaque créateur a su insuffler sa dynamique et l’approche nouvelle,individuelle de Fan Yifu. Cette autre vue esthétique est ici un continuel aller-retour entre passé et présent. Le recueil de planches en taille douce du Pavillon de montagne pour fuir les chaleurs estivales (Bishushanzhuang) (1712), gravées à l’eau-forte par Matteo Ripa [馬國賢], missionnaire italien[1], a pour point de départ les œuvres polychromes d’un peintre de cour, Shen Yü沈崳. Ce magistral corpus renvoie à une conception de l’univers où le plein et le vide s’équilibrent. On retrouve cette même finalité parmi les calligraphies hurlantes de Georges Mathieu (1921, Boulogne-sur-Mer – 2012, Boulogne-Billancourt), l’univers ainsi éjecté sur la toile est dans cette semblable obsession. Ici, Fan Yifu confère à ces zones de plein et de vide qui se partagent la surface de ce fond, passant de l’ambré au doré vif ou usé, une prégnance, celle qui dit la trace de l’évocation, trouble ou multiple, de ces endroits fidèlement sollicités par la reprise d‘un réel estompé. Dans l’atelier parisien, durant une visite hivernale, les rayons bas du soleil ne cessent de faire vibrer et de picoter la surface de cette oeuvre d’une douceur instable et dorée sur laquelle le périple peut s’effectuer sur un sentier entre monts et eaux avant que l’on s‘aperçoive qu’en fait, rien n’existe vraiment et que ce paysage se dépiche en signes pris entre noirs et ors.
La structuration des œuvres, que celles-ci soient carrées ou rectangulaires, traduit une parfaite et sensible illustration pleine de ces mystérieuses correspondances parcourant l’œuvre habitée par la magie du talent, d’Est comme en Ouest !
Eléments bibliographiques
- En quête de la source aux fleurs de pêcher, peintures de Fan Yifu. ; texte de Dong Qiang. Paris : Sinitude, 2004. Textes en français et en chinois. Catalogue de l’exposition qui s’est tenue du 4 juin au 17 juillet 2004 à la galerie Sinitude (Paris).
- Fan Yifu, Free sail, wonderful world. Self-portrait, In : Bazar, art & people, juil. 2011. Texte en chinois. 范一夫自述 自由的风帆,云游的世界 。
- Fan Yifu, Les Monts et les Eaux, textes de Fan Yifu, Christophe Comentale, Dong Qiang. Nanjing : Jiangsu fenghuang chubanshe, 2015. Textes en français et en chinois.范一夫 山水画集
- Han Wei et Christian Deydier. Understanding ancient chinese gold and silver. Paris : Deydier, 1991. 224 p. : ill. Bibliog. p.223.
- Dominique Hoizey, Sur notre terre exilé. Paris : Ed. La Différence, 1990.
- Emmanuelle Lesbre, Liu Jialong, La peinture chinoise. Ed. Hazan, 2021. 480 p. : ill. Bibliog. Index.
- Christophe Comentale, Cent cinquante ans d’art de la Chine. Paris : Ed. du Canoë, 2023 (à paraître).
- Christophe Comentale, Plus tôt en Chine que Castiglione, Matteo Ripa, artiste à la cour mandchoue. In : Yishujia, 1984, oct. n°113, pp 94-101: ill. 柯孟德 比郎世宁更早来到 中国的清廷艺术家 马国贤 Matteo Ripa.
[1] 马国贤〈避暑山庄三十六景〉腐蚀铜版画与康熙〈御制避暑山庄圖詠〉.