DOMINIQUE OROZCO, GINKGO ET BRODERIE AU CROCHET DE LUNEVILLE

par Brigitte Guilbaud et Christophe Comentale

La broderie est — lit-on dans les encyclopédies, dictionnaires, manuels et livres pratiques décrivant les techniques sous-jacentes à ce savoir-faire — un art de décoration des tissus : motifs plats ou en relief faits de fils simples, matériaux tels que paillettes, perles, voire pierres précieuses, les enrichissent. Différents points exécutés avec des fils de lin, coton, soie ou laine donnent vie aux broderies que l’on retrouve par exemple sur des vêtements, des accessoires, des mouchoirs, du linge de maison, des ensembles liturgiques (nappe d’autel, voile de calice, pavillon de ciboire etc.) ou des éléments de décoration intérieure. Si Dominique Orozco déploie son talent de brodeuse d’art depuis plusieurs décennies, ce sont les feuilles de gingko [銀杏] qui l’ont inspirée dès la première vision du tapis doré qu’elles forment, chaque automne. Amoureuse de cet « abricot argenté », « fossile vivant », première espèce d’arbre à repousser après la bombe atomique d’Hiroshima, elle observe le moindre détail de ses feuilles, leur matière, leurs formes variées. Par la vertu d’un regard que le métier a affûté, elle consacre de très longues heures à la création d’œuvres uniques.


(ill. 1) Dominique Orozco, jardin du Luxembourg, Paris, nov. 2024


CONSTRUIRE LE REEL AU PAYS DE L’ILLUSION

Lorsqu’on pénètre dans son univers, Dominique Orozco commence à mots comptés sa narration, une énumération de moments, brefs, lents : quarante-trois années d’une carrière au sein du théâtre national de la danse Chaillot (de 1974 à 2017) ont formaté un univers qui a su mêler un réel fragmenté nourri d’une passion — celle du geste qui fige le monde — à un espace renouvelé avec chaque œuvre dont la structure est comme en suspens sur un métier magique.  

Des études « raisonnables » privilégiant la gestion et le droit n’auront pas été un frein aux aspirations de cette créatrice hors du commun, autant versée dans le monde des lettres que dans l’art du théâtre. Au théâtre de Chaillot, l’activité enchevêtre la complexité des modes de gestion de l’établissement aux tenants et aboutissants des créations de spectacles, en passant par une importante attention aux acteurs, à leurs exigences ainsi qu’à la diversité de leurs personnalités, de sorte que, dit-elle, « chaque pièce représente une aventure inédite ». Elle s’adapte, se familiarise avec cet environnement composite et ductile, ce lieu qui donne à la parole toute la force que lui fournit l’univers des formes, des mises en situation créées par les textes, repris, remis en contexte par les metteurs en scène, les concepteurs de costumes, auxquels on demande l’impossible pour chaque spectacle. Tous ont en commun une fascination pour la traduction tactile d’une idée, celle qui remue l’imaginaire de ces différentes corporations.

C’est à partir de 1978 que Dominique Orozco se reconvertit vers le métier d’habilleuse couturière — aboutissement d’une vocation — par le biais de stages spécialisés pour lesquels les places sont rares : stages de stylisme et de modelage sur mannequin complètent une formation d’excellence.

DU COSTUME A LA BRODERIE

Il en va du costume comme du reste : une énorme diversité d’apparences, des choix infinis.

1987 : Le Mariage de Figaro donné au théâtre de Chaillot constitue une révélation : en découvrant le plastron brodé du comédien interprétant le rôle du comte Almaviva, Dominique Orozco décide d’apprendre la broderie d’art. Elle effectuera neuf stages à la maison Lesage entre 2006 et 2016. Encore une plongée dans l’univers fermé des prestigieuses maisons qui créent les pièces d’exception. « Le travail de broderie fait perdurer un savoir qui existe depuis des siècles » remarque-t-elle. Son approche est claire :

« tout support, tout matériau peut et mérite d’être travaillé. Je me souviens par exemple de créations de costumes en vessie de porc, en peau de serpent, à partir de fibres plastiques … ».

En 2007, pour Un chapeau de paille d’Italie, Christian Gasc (1945-2022) lui confie de réaliser en quinze jours la broderie d’un sac.


Ci-dessus. (ill. 2 et 3) Dominique Orozco, sac en organza de soie, 40 x 60 cm, roses fabriquées en mousseline de puis brodées, 2007 (détail de l’œuvre)


JOUR DE TEMPETE DEVANT LE MUSEE GUIMET 

« Lorsque j’allais au Théâtre national de la danse Chaillot, je passais devant le musée Guimet [musée national des arts asiatiques]. Je longeais la haute grille qui protégeait les immenses ginkgos plantés depuis la fondation du musée, élagués régulièrement, parfois sévèrement. Leurs feuilles, vertes au printemps, virent au jaune vif à la fin de l’été. Les gens s’arrêtaient, éblouis comme moi, par cet éclat, cet or au sol » se rappelle Dominique Orozco. C’est en voyant ces feuilles, interloquée par ce passage radical d’une couleur à l’autre, rarement observé par ailleurs, que l’idée de les broder a surgi. « Un matin, le vent était fort, une tempête arracha une des branches du ginkgo. Sous les yeux écarquillés du gardien du musée, j’ai récupéré les feuilles, régulières et irrégulières. »

La légende raconte qu’Emile Guimet en personne aurait planté le couple de ginkgos qui encadre le musée. En effet, l’arbre est sacré en Asie de l’Est, les moines bouddhistes chinois et japonais plantent, soignent et répandent les ginkgos depuis des siècles. Le plus ancien connu a 1 400 ans et se trouve dans le temple bouddhiste Gu Guanyin, dans les montagnes de Zhongnan, en Chine.  Cet arbre a toujours inspiré les artistes, ses feuilles constituent un motif traditionnel de broderie et ont également inspiré l’art nouveau et l’école de Nancy dans sa tendance japonisante. Pour autant, les œuvres de Dominique Orozco présentent ceci de singulier qu’elles restituent à la feuille son individualité vivante ; il ne s’agit plus d’un simple motif mais d’une entité agissante, en lien avec la lumière, le temps.

(ill. 4) 马世昌《银杏翠鸟图》Ma Shichang Ginkgos et martins-pêcheurs (dynastie des Song du Sud), couleur sur soie, 25,7 X 27 cm (coll musée national de Taipei)
(ill. 5) 银杏现代装置 Installations de ginkgos, musée des beaux-arts de Pékin, nov 2024

Très spontanément, Dominique Orozco a dressé sa propre classification, de même qu’une typologie des feuilles s’est assez naturellement imposée. C’est ainsi qu’elle distingue entre les feuilles en lobes séparés, les feuilles triangulaires de style rétro et les feuilles en éventail. Les nervures sont un élément important, lignes de force sur lesquelles l’artiste peut tendre un fil de soie dont la couleur épouse ou rehausse celle de la feuille. En plus de changer de couleur avec les saisons, les feuilles de ginkgo voient leurs tons naturels altérés si elles ne sont pas conservées dans une atmosphère stable. Dominique Orozco applique parfois une fine couche de peinture à l’eau pour tissu afin de stabiliser la couleur, ou choisit de laisser faire le cours naturel des choses et d’observer l’émoi des jaunes, verts et marrons. 

Cette chercheuse de tons, de formes, d’arrangements esthétiques, réalise ses premières créations en 2019. Chaque année, elle effectue sa récolte. Aucun des ginkgos de Paris ne lui est inconnu. Les sujets choisis naissent dans son esprit à partir des feuilles qu’elle dispose sur le métier. Elles lui inspirent une composition puis, à force d’observation, la broderie à venir et les matériaux adéquats.

Dominique Orozco privilégie les matériaux nobles (fils de soie, d’or, etc.) et les recherche, toujours en quête d’intégrer l’existant, de restituer à l’existant son agentivité : « tout peut être brodé » dit-elle, « à matériaux constants, la soie, le coton, paillettes et perles, je ne fais jamais deux fois la même chose, je n’ai jamais tout dit. » Elle obtient des camaïeux complexes qui tiennent autant à la feuille devenue une unité pertinente qu’au cadre dans lequel le ou les éléments sont mis en valeur et en relation.

Parce qu’attentive au vivant, Dominique Orozco s’est passionnée pour cet « arbre du grand-père et du petit-fils » (公孙树) qu’est le ginkgo, aussi n’est-il guère étonnant que la transmission lui tienne tant à cœur. Elle enseigne la broderie d’art. L’artiste taïwanaise Ya-chu Kang fut l’une de ses élèves alors qu’elle était en résidence d’artiste à Paris en 2024-2025.

(ill. 6) Photo Dominique Orozco, 15 janvier 2025. Première broderie réalisée au crochet de Lunéville par Ya-chu Kang

AU FIL DES ŒUVRES


(ill. 7 et 8) Dominique Orozco, Les couleurs du temps, octobre 2020, feuilles de ginkgo brodées au crochet de Lunéville, réalisation sur tulle, matériaux : chenille de soie, perles de verre, tubes de verre et paillettes anciennes, 31 x 31 cm (coll privée, Paris)


(ill. 9) Dominique Orozco, Harmonie, avril 2023, fil d’or, cordelière dorée, cannetille dorée, perles de verre et paillettes, pourtour : peinture à l’eau, 22 x 32cm (coll privée, Paris)
(ill. 10) Dominique Orozco, Archétype d’automne, mai 2021, réalisation sur tulle, paillettes, fil d’or, perles de jais, tubes de verre, 10 x 92 cm (coll privée, Paris)
(ill. 11) Dominique Orozco, Atteindre l’or, août 2024, perles, paillettes, fil d’or et peinture dorée, 11 x 8 cm (coll privée, Paris)

Ci-dessus. (ill. 12 et 13) Dominique Orozco, Contraste, mars 2025, fil de soie, chenille de soie, perles et tubes de verre et paillettes, perles japonaises miyuki, lacet doré, 20 x 26 cm (coll privée, Paris)


Eléments bibliographiques

  • Francesca Bonadonna. Les Métiers de la mode dans la lexicographie française : le terme broderie au fil des siècles. Huitièmes Journées italiennes des Dictionnaires, 2011.
  • Corpus des livres anciens et modernes ou Encyclopédie impériale illustrée des livres anciens et actuels (Chen Menglei. Dir.). Pékin, 1726-1728. [texte en chinois].《欽定古今圖書集成·博物彙編·草木典·銀杏部》,出自陳夢雷《古今圖書集成》又稱《欽定古今圖書集成
  • Maryvonne François-Rémy. Les savoir-faire du point de Lunéville et de la broderie perlée et pailletée. Fiche d’inventaire du patrimoine culturel immatériel. Lunéville : Conservatoire des broderies, 2019.
  • Jean Mallard de La Varende Agis de Saint-Denis. Broderies en Bretagne. Pont-l’Abbé : éd. Le Minor, 1947.
  • Site internet baidu.com. https://baijiahao.baidu.com/s?id=1815769096145723732&wfr=spider&for=pc
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