par Alain-Cardenas Castro et Christophe Comentale
Karen Arbulú (1957, Lima) a reçu en don une habileté non seulement manuelle, mais aussi celui, plus mouvant de l’art de conter une histoire impossible : elle sait tirer parti d’une histoire et d’une culture qui se rejoignent à travers des pièces d’une orfèvrerie unique, celle de ses racines et de la culture péruvienne qui allie, au fil des siècles, tradition et rituels, nature et imposante civilisation.
Face à un tel poids du passé, il semble peu évident de se libérer de modèles devenus parfois pesants, sauf si l’on sait les sublimer. Portrait d’une orfèvre du 21e siècle


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 1) Karen Arbulù, Collar Plumas, cuivre et bronze oxydés ; (ill. 2) Alain Cardenas-Castro, fiche technique manuscrite
DE LA SUBLIMATION DES FORMES
C’est ce qu’a su faire Karen Arbulú, en sachant ingérer cette culture, en la chérissant tout autant qu’elle l’a soigneusement écartée de ses devoirs : ceux de la respecter passivement. L’épreuve n’est pas facile, elle est, cependant juste indispensable pour (re)trouver une liberté nécessaire à l’épanouissement d’un art qui mérite le temps et ne peut s’en passer.
Comme durant les périodes andines où l’orfèvrerie a eu son rôle si imposant, période durant laquelle l’artisan traduisait avec les métaux comme l’or, le bronze, le cuivre, la pierre locale, dure ou noble, les nuances de vie les plus intenses et les moins présentes, l’omniprésence de l’orfèvrerie était là, rituelle et fautrice de puissance céleste, voire divine.
La culture andine, miroir et inspiration
Parmi la forte diversité que l’on remarque dans la culture andine, la culture Chavín (700-400 av. J.C.) a imposé la circularité des anneaux, des bagues, ornements d’oreilles ainsi qu’une somptuosité particulière sur des pièces en or, travaillées ou à vif (ill. 3). Chez Karen Arbulú, le métal, poli, lissé, revient vers cette circularité oculaire, cette prise de position de l’univers (ill. 4).


Une autre pièce, Tumi cérémonial (2020) (ill. 4), rappelle que le couteau sacrificiel (tumi en quechua) est une des formes souples et douces contribuant à l’écriture d’une règle stricte sur le hasard. Ainsi, d’une période haute (culture Chimú, ca 500 av. / 500 ap. J.C.) ou plus récente, (culture Inca XIIIe-XVIe s.), les motifs d’inspiration n’ont cessé d’insuffler une abstraction qui renvoie au grand mot d’ordre implicite et constant d’Anton Pevsner (1884-1962) sur la vacuité pleine qui donne vie au monde.
(ill. 5) Côte nord du Pérou. Couteau cérémoniel ou Tumi au manche surmonté de deux félins. Culture Chimú. Lame et manche : argent et or, poignée incrustée de turquoise et de coquille. H. 275 cm. Lima Museo Oro del Perú
UNE PRODUCTION A L’EPREUVE DU TEMPS.
Karen Arbulú fabrique des bijoux et des ornements depuis près de vingt-cinq ans. Elle a appris son métier auprès d’artisans péruviens et plus tard, elle a passé un certain temps en Italie, notamment à Florence, pour développer ses connaissances des techniques de fabrication de bijoux.
Ses sources d’inspiration proviennent des anciennes cultures andines de son Pérou natal, des paysages désertiques qui caractérisent le littoral péruvien et des traditions mystiques des chamans péruviens.
Tout cela se traduit par un travail très personnel sans limites dans l’utilisation des techniques et des matériaux. Elle utilise principalement de l’argent, de l’or, du cuivre, du laiton, des pierres péruviennes, du cuir et d’autres matériaux naturels cherchant à réunir l’organique et l’inorganique.
Il est certain que l’approche de Karen Arbulú à la matière a de quoi surprendre : les métaux ainsi privilégiés sont relativement durs, si peu durs que les artistes graveurs les utilisent comme matrices, en particulier le cuivre dont la malléabilité a permis au cours de l’histoire de l’orfèvrerie et de l’estampe d’assister à des prodiges d’invention, les alliages défiant parfois le temps d’un geste maladroit de la collectionneuse qui, malgré elle, risque de détériorer la sculpture unique qui est devenue pièce de collection.
Cela ne semble pas jouer sur les fondamentaux de cette créatrice qui, d’emblée, prévient du soin avec lequel porter chaque pièce, le soin aussi, qui consiste, avant toute chose à être en osmose avec le métal, un métal qui, au contact de l’eau, de l’humidité ambiante, va s’oxyder, infliger un changement de coloris, de patine presque, tout comme la bonne conservation de chaque pièce est liée à sa protection dans une ambiance tout autant sèche.
Les formats des pièces s’inspirent aussi de l’architecture inca. Le collier Sacsahuamán est une fusion entre histoire et art, forgé dans du cuivre oxydé afin de refléter la force et la majesté de l’architecture de ces blocs monolithiques de calcaire (ill. 9 et 10). Chaque texture et chaque nuance racontent une histoire, faisant de ce collier une pièce unique d’orfèvrerie artisanale.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 9) Collier Sacsahuamán, cuivre oxydé ; (ill. 10) Forteresse de Sacsahuamán culture Inca (XIIIe s.).
DU VEGETAL AU METAL SUBLIME
Sur deux rangs comprenant chacun six plumes qui ont un aspect fuselé et la légèreté de feuilles simples, chacune étant alors dotée d’une seule lame foliaire par pétiole, si l’on reprend le vocabulaire des botanistes (ill. 1, 11 et 12). De quel oiseau est-il question ? De quelle espèce arbustive s’agit-il ? Pas facile à identifier, mais, à première vue, une sensation d’exotisme s’impose au regard : feuille de manguier ? De quenua ? De pacae ou guaba ? Peut-être d’eucalyptus ? Que l’on soit attentif à la face interne ou externe de chaque feuille, même si cette douceur renvoie au plumage d’un oiseau quasi magique, à l’exception de marques plus ou moins foncées, plus ou moins irrégulières, c’est le talent de l’artiste qui a fait le reste… comme cela se voit dans son atelier et dans la partie exposition (ill. 6 à 8) qui permet aux amateurs et collectionneurs de voir combien ce talent est mouvant et ne cesse de surprendre, d’une collection à l’autre ou lors des expositions qui s’enchaînent …
Eléments bibliographiques.
- Catalogue de vente aux enchères Lempertz. Pre-columbian Art : a selection from a european private museum, 30 january 2010, Brussels, Lempertz auction 952.
- Danièle Lavallée , Luis Guillermo Lumbreras, Les Andes de la Préhistoire aux Incas. Paris : Gallimard, 1985. 456 p. : ill. (coll. L’univers des formes).
- Site du Museo Oro del Perú : https://museoroperu.com.pe/museo-oro-del-peru/






