Angélisme surréaliste. A propos d’une huile sur panneau de Dominique Irma Dalozo, Et l’aube tarde à venir

par Christophe Comentale

La dispersion récente d’un fonds d’œuvres de deux artistes apparentées au courant si ramifié et paradoxal du surréalisme, Yvonne Bilis Régnier et Dominique Irma Dalozo, disparues en 2017, ne cesse de réserver des surprises tant au niveau des techniques employées que des thèmes traités pour des supports divers. Papier, carton, toile, panneau de bois, de dimensions modestes ou imposantes restituent progressivement les étapes qui jalonnent les processus d’une création surprenante allant de la représentation de créatures angéliques à celle d’êtres quelque peu inquiétants.

Tradition et structuration de l’imaginaire

Dessin, crayon, huile, technique mixte, les œuvres sont, le plus souvent, signées ou monogrammées, parfois seulement datées, au recto ou au verso : c’est aussi au verso que l’on trouve parfois des citations et dédicaces diverses, écrites dans une langue poétique et littéraire.

Ainsi en va-t-il de cette huile sur panneau :

« Et l’aube tarde à venir,

Nous l’attendons, tous ensemble.

Elle finira par illuminer le monde ».

(ill. 1) Dominique Irma Dalozo, Etude de personnage médiéval, juin 1957, mine de plomb, 20,8 x 13,5 cm

Comme le rappelait récemment François Michel, marchand d’art et collectionneur, « ces deux artistes ont laissé plusieurs centaines d’œuvres majeures, sans compter les études, croquis et autres notations rapides, autonomes ou comme autant de stades vers une œuvre plus complète. De même, une documentation de première main est constituée par des archives riches de cette vie intellectuelle ».

Les deux artistes sont attirées par des thèmes assez voisins, larges cependant, le paysage, plutôt champêtre, postrenaissant, dans une Nature assez parfaite, verdoyante et conçue comme un havre d’enchantement classique, précisé par des ruines de monuments antiques ou a contrario de cette approche, sont des sites gréco-romains envahis par une végétation permettant de pénétrer dans un cadre enchanteur.

Les personnages, autre thème important peuvent être isolés comme autant constituer les groupes infinis de ces hommes, femmes, personnages (ill 1) angéliques – les regarder entraîne vers une certaine béatitude – , comme venus en droite ligne des collines toscanes : des œuvres de jeunesse traduisent ce soin à l’étude des maîtres italiens à laquelle l’artiste se livre, tout comme la fréquentation du musée Gustave Moreau a dû influencer cette connaissance des maîtres anciens si acharnés dans la maîtrise de ces ensemble où le détail a la perfection d’un monde idéal.

Les mondes apparus dans ces contextes sont étonnants, perturbants aussi, renvoyant à une intensité géologique autre et fantastique, dont des reflets se retrouvent dans les atmosphères qui enveloppent le mythe d’Ossian (1),  (ou Oisín, signifiant « petit faon » en irlandais). Ce barde écossais du 3e siècle, fils de Fingal et Sadhbh, serait l’auteur d’une série de poèmes dits « gaéliques » traduits et publiés en anglais entre 1760 et 1763 par le poète James Macpherson (Ruthven, comté d’Inverness, 1736 – Belleville House, 1796). Ce poète écossais est connu comme le traducteur libre, le compilateur, partiellement auteur du cycle de poèmes d’Ossian. Il entreprend plusieurs voyages afin de trouver des manuscrits de poésie gaëlique dont il va traduire des morceaux. Les poèmes d’Ossian ont constitué une des lectures favorites de Napoléon et des « Barbus », groupe de jeunes artistes français issus de l’atelier du peintre Jacques-Louis David, qui cherchaient une alternative au néo-classicisme. Au début du 19e siècle, le mythe d’Ossian est l’un des principaux thèmes préromantiques où se manifeste une dimension onirique inspirant surtout les peintres scandinaves, allemands et français comme Nicolai Abildgaard et, outre la Secte des Barbus, Anne-Louis Girodet, Eugène Isabey, le baron Gérard et même Ingres.

Encensés comme un genre de littérature nord-européenne soutenant la comparaison avec l’œuvre d’Homère, ils stimulent alors l’intérêt pour l’histoire ancienne et la mythologie celtique, non seulement au Royaume-Uni, mais également en France, en Allemagne et jusqu’en Hongrie. Ils sont à l’origine de l’ossianisme, mouvement poétique pré-romantique qui prend tout son sens dans le contexte de « l’éveil des nationalités »

Là où le rêve mord sur le réel et le phagocyte souvent, tous les prolongements les plus inattendus vont sublimer le quotidien et lui induire des sensibilités esthétiques infinies. Cette tendance à privilégier une approche spiritualiste qui évince le rapport au charnel renvoie à cette même conception du Dolce Stil novo qui fleurit durant l’époque de Dante (1265-1310) dont la Divine comédie est illustrée par Sandro Botticelli qui ne ménage pas ses effets de cohortes célestes. Gustave Doré reprendra cette même œuvre à laquelle il insuffle une dimension gigantesque où se perdent les humains, damnés ou divins ; avec les préraphaëlites, qui tiennent la peinture des maîtres italiens du 15e siècle, prédécesseurs de Raphaël, comme le modèle à imiter, en retrouvant les tonalités claires, vives et chantantes des grands maîtres anciens. Cette attitude est à la fois dirigée vers une pureté salvatrice mais en même temps adopte un mouvement de recul face à des êtres pouvant être jugés pernicieux ou hors de ces propos qui excluent la morale.

Dans le premier numéro de la revue The Germ,Thoughts towards Nature in Poetry, Literature and Art (1850) l’écrivain et critique littéraire William Michael Rossetti fait une déclaration d’intention du préraphaélisme : tout créateur doit avoir des idées originales à exprimer, étudier attentivement la nature pour savoir l’exprimer, aimer ce qui est sérieux, direct et sincère dans l’art du passé et au contraire rejeter ce qui est conventionnel, auto-complaisant et appris dans la routine, et le plus important, produire des peintures et sculptures « absolument belles ».

Ce mouvement, intense mais de courte durée, aura une influence importante sur les mouvements artistiques du 19e siècle, particulièrement sur l’Art nouveau et le symbolisme, grâce à des artistes comme William Morris et Aubrey Beardsley.

Au 20e siècle, un semblable mouvement privilégiant la culture de la Renaissance italienne réunit des artistes comme Jean Cocteau, Hennri Bérard ou Léonor Fini (1907, Buenos Aires – 1996, Aubervilliers), épris d’une culture cosmopolite et baignant dans les cercles littéraires et intellectuels d’avant-gardes aussi diverses que les mouvements hermétiques ou surréalistes. Léonor Fini, qui, comme André Breton ou Jean Cocteau fréquente les deux créatrices, les encourage vivement à « se costumer, car c’est l’instrument pour avoir la sensation d’un changement de dimension, d’espèce, d’espace. Se costumer, se travestir est un acte de créativité. Et cela s’applique à soi-même qui devient d’autres personnages ou son propre personnage. Il s’agit de s’inventer, d’être mué, d’être apparemment aussi changeant et multiple qu’on peut se sentir à l’intérieur de soi. C’est l’extériorisation en excès de fantasmes qu’on porte en soi, c’est une expression créatrice à l’état brut ».

(ill.2) Dominique Irma Dalozo, Et l’aube tarde à venir, 1979,
huile sur panneau, 60 x 73 cm. Acq. Vanves 25 janv. 2025.

Dominique Irma Dalozo, Et l’aube tarde à venir, 1979, huile sur panneau, 60 x 73 cm, détail coin infr droit
(coll.privée, Paris)

Eléments bibliographiques

  • Christophe Comentale, A propos de l’attrait de la retenue dans une œuvre de Dominique Irma Dalozo, par Ch. Comentale ; coordination éditoriale Alain Cardenas-Castro, In : S&AC, 15 nov. 2024
  • Christophe Comentale, Yvonne Bilis Régnier, Le retour vers une nature peuplée d’êtres divins ou autres : 伊冯·雷尼尔 回归神灵居住的自然. 精致而无声神秘的世界的重生 par Christophe Comentale, coordination éditoriale Alain Cardenas-Castro, In : S& AC, 1er novembre 2024. Texte en français, traduction et adaptation en chinois.
  • Laurence des Cars, Les Préraphaélites : un modernisme à l’anglaise. Paris : Gallimard/Réunion des musées nationaux, 1999. (coll. Découvertes Gallimard : peinture ; 368).
  • Leonor Fini, Le livre de Leonor Fini. Peintures, dessins, écrits, notes de Leonor Fini, La Guilde du livre, Éditions Clairefontaine, 1975
  • Saskia Hanselaar, Ossian ou l’Esthétique des Ombres : une génération d’artistes français à la veille du Romantisme (1793-1833). Thèse de doctorat. Université de Paris Ouest Nanterre la Défense, 2008
  • Howard Gaskill (dir.), The Reception of Ossian in Europe, Londres, Continuum, 2004.
  • Ossian, barde du IIIe siècle. Poèmes gaéliques recueillis par James Macpherson, trad. P. Christian, 1910. James Macpherson, Œuvres d’Ossian. Traduction et édition critique par Samuel Baudry, Classiques Garnier, 2013, 497 p. Texte anglais et traduction française. Œuvres complètes d’Ossian. Barde écossais du IIIe siècle, Transatlantiques (18 septembre 2002)
  • Gilles Soubigou, Ossian dans la peinture et les arts graphiques en France (1777-1827). Un mythe littéraire entre illustration et interprétation, Mémoire de maîtrise sous la direction d’Eric Darragon, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2001.
  • Paul van Tieghem, Ossian et l’ossianisme dans la littérature européenne au XVIIIe siècle. Paris : Wolters, 1920.
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