A propos d’une vente aux enchères parisienne où le raffinement le dispute à l’étonnement : vente d’un florilège de 23 œuvres du peintre et calligraphe FAN Yifu

par Christophe Comentale

Si, depuis une trentaine d’années le marché de l’art chinois a été comme dopé, suintant un dynamisme et une structuration stratégique déconcertants pour l’œil et l’oreille occidentaux avertis selon des critères trop cartésiens, une inflexion à cette période heureuse a été marqué par une situation politique quelque peu décalée et recalée selon d’autres critères, dont la visibilité des états dans et hors l’Europe a donné une nouvelle donne…

Ainsi en ce 23 novembre 2023, soit, à un jour près, à la veille de Noël – qui reste la grande cause de liesse dans un Occident traditionnel – afin de venir en aide à la situation sociale et humaine du Liban, une vente aux enchère caritative a eu lieu au Cercle Interallié sis à Paris. Sauver des vies au Liban, tel était le titre programmatique de la manifestation sous l’égide de Malte Liban, de l’Hôtel-Dieu de France et de la fondation USJ (Université Saint Joseph de Beyrouth). Retransmise en live via Drouot.com, la vente a eu lieu par le ministère de Maître Blandine Camper, commissaire-priseur (ill. 1).

(ill. 1)

De l’art au service des grandes causes

Une osmose assez complexe mais efficace a permis à des mondes aussi divers que ceux des relations publiques et de l’art de fédérer de façon harmonieuse et humanitaire un événement poignant.

Cet événement a eu lieu grâce à un geste bienveillant et altruiste du peintre et calligraphe Fan Yifu (1963, Pékin). Dans le sillage du peintre et calligraphe Fan Zeng, son fils, Fan Yifu est aussi un peintre de compositions au lavis, formé dès l’âge de 13 ans aux genres traditionnels des personnages et des animaux par le peintre Liu Jiyou (1918-1983). Fan Yifu passe le plus clair de son temps à Paris, même s’il repart de temps à autre dans son atelier à Pékin. Il s’attache depuis 1991 à la composition de paysages au lavis, de facture large, des séquences de l’univers qu’il accompagne de citations poétiques ou littéraires. Il lui plaît de susciter des expositions, de rencontrer d’autres artistes, de rechercher les échanges qui sont porteurs d’idées et reflètent un style de vie où le paysage est devenu un « gîte sous les pins embrumés ».

A sa majorité, Fan Yifu poursuit son apprentissage de la peinture de personnages auprès de son père, Fan Zeng, jusqu’à son départ pour le Japon en 1989. Ce maître s’avère un conseiller, un pédagogue pour la peinture, mais aussi la calligraphie, la poésie et l’essai littéraire. Durant les trois années qu’il passe à Tokyo, Fan Yifu étudie la langue japonaise et l’histoire de l’art oriental, avant de s’établir à Paris en 1991 où il commence à peindre des paysages. Ce n’est qu’après plusieurs années de travail que ses œuvres font l’objet d’expositions personnelles, notamment en 1999, 2004 et 2006 à Paris, en 2001 et en 2004 à Osaka. En 2002 ce sont des calligraphies en écriture régulière qu’il montre au public parisien. L’année 2005 est marquée par son retour en Chine, lieu de voyages au gré des sites.

Un lettré en phase avec le monde

Un paysage entre Est et Ouest

La conception de l’art chinois fait relativement tôt – et pour des raisons historiques, sociales – une distinction forte entre l’art populaire, l’artisanat, et l’art de Cour ou officiel. Cet état de fait n’écarte, certes, pas des rapprochements ponctuels autour d’un thème spécifique, bien souvent propitiatoire, en symbiose avec une demande du souverain ou de son environnement. Cette conception, qui existe certes en Occident, n’a pas vraiment changé au XXIe siècle en Chine. Le statut favorable, retrouvé, du lettré donne à l’art du paysage chinois une spécificité unique. En parallèle à tout cela, l’approche technique vise autant à une perfection formelle qu’elle souhaite la détruire pour retrouver ce sens premier, profond et signifiant du signe. En fait, c’est un rapport d’égalité entre la description et ses résonances littéraires ou bien avec les textes poétiques qu’elle suscite au cours de la composition ou après qu’ait été admiré un paysage et concentrées l’observation et la réflexion qui vont restituer cette admiration de la nature.

La récente série de paysages français (ill.) peints au lavis est assez révélatrice de l’universalité du regard de Fan Yifu. C’est, encore et toujours, celle d’un observateur, d’un poète qui oriente sa vision du monde qui se déroule devant lui à partir d’une impression, fût-elle fugace, mais qui va restituer ce coin de l’univers qui lui fait face en s’éclipsant à chaque fois devant la magie de ce qui s’est présenté à sa vue. Et c’est là que le poète se révèle aussi un peintre et que le peintre dévoile sa vision unique d’esthète. Dans cet état d’esprit précis, la fidélité au rendu n’est aucunement une question importante, ce qui l’est davantage, ce qui fait l’intérêt de cette série, c’est sa permanence. Ainsi, cette série m’a fait très naturellement penser à une série de quelque trente-six paysages peints par Shen Yu 沈喻 au début du XVIIIe siècle.

Montagnes et sources d’or

Depuis la deuxième décennie du XXIe siècle, l’artiste continue ses expérimentations sur des supports qui ont attiré son attention, et ce, pour des raisons complémentaires, d’ordre esthétique. Certaines œuvres semblent nées des reflets de ces tonalités vues sous les dynasties passées, or et soie, apparues sous la dynastie des Shang, des matériaux qui sont vus, d’emblée, comme rares et restés comme tels, ayant eu des développements bien différents. Il n’empêche que ces matériaux tirés des ressources de la nature ont généré des jeux quasi irrationnels, voire magnétiques, avec la lumière, en particulier au long de l’année, répondant ainsi aux variantes qui apparaissaient et disparaissaient selon les saisons. De l’or rendu ruisselant face au soleil puis passant, avec la venue du crépuscule, à un ton mat, quasiment devenu une patine proche de la tonalité d’un brou de noix. Toutes ces métamorphoses chromatiques induisent des atmosphères uniques sous l’effet des astres. Elles n’ont cessé d’être à l’égal d’un rituel mystérieux, celui face auquel le créateur est oublieux du reste.

Ce connaisseur des papiers orientaux et d’autres supports tels que les différentes qualités de cartons préparés et traités également pour y appliquer des matériaux autres, destinés à la calligraphie, à la peinture au lavis, a ainsi voulu commencer à travailler sa matière sur des papiers et cartons de couleur or, souvent japonais. Cette nouvelle séduction est un substitut splendide et nécessaire à la soie dont, certes, la fascination reste unique en Orient, fût-il Moyen ou Extrême, mais il n’empêche qu’outre sa sensibilité classique, Fan Yifu est aussi un chercheur attiré de façon quasi irrationnelle par tous les supports qui sont à sa portée. Qu’il soit hésitant face à des papiers chiffon occidentaux ou à des qualités de feuilles produites au Anhui, il n’en oublie pas pour autant l’exotisme raffiné des papiers japonais. Cette simple diversification des qualités de papiers destinés à recueillir ses odyssées, ses périples les plus divers, est en soi déjà une ouverture sur le monde, sur celui de sa culture et sur ces lieux qu’il a parcourus en dirigeant son regard profond et inspiré sur les dix mille choses de l’univers.

Il a ainsi accès à un fond, à un substrat, sur lequel l’approche a la force du noir sur un fond puissant pouvant jouer tout autant en subtilités changeantes. L’effet atteint, la gestuelle et le tracé véritablement calligraphiques s’avèrent une totale pénétration dans ce qu’il convient d’appeler une nouvelle abstraction. Pour preuve, une des œuvres en hauteur de Fan Yifu, Impression au lever du soleil [ou Lever de soleil dans des nuées de brume] (ill. 2), représente fort bien cette quintessence des œuvres apparues avec cette nouvelle abstraction : un raffinement qui renvoie autant à cette même énergie de peintres chinois comme Xia Gui (ca 1180-1230) et son long rouleau de Douze vues de paysages (début du XIIIe s.) ou à Zhao Mengfu (1254-1322) traçant d’une encre leste des Habitats épars au bord de l’eau (1302) ou encore à cette Impression, soleil levant (1872) de Monet.

(ill. 2) Fan Yifu. Impression au lever du soleil [ou Lever de soleil dans des nuées de brume]

Cette courte plongée au fil de décennies de souvenirs, de regards à travers les calligraphies, les peintures de Fan Yifu montre que la richesse des parcours reste une curiosité aiguë du plaisir, le plaisir de se perdre dans l’abondance de la diversité du monde. Une diversité qui insuffle à son auteur une énergie, une joie de vivre, de voir, d’être partout, comme à ceux qui souhaitent se laisser captiver par les spectacles naturels offerts à qui souhaite y pénétrer. La peinture demeure un parcours actif, une ascension vers une création qui sait renouveler ses axes descriptifs pour le contentement de tous.

(ill. 3) Fan Yifu. Œuvre n° 1 La grotte au Pigeons à Raouché, Beyrouth (2023), encre en coul. sur soie, 41 x 66 cm
(ill. 4) Fan Yifu. Œuvre n° 3 Vallée de la Qadisha au Mont Liban (2023) encre et couleurs sur papier xuan, 56 x 107 cm

Un florilège entre deux mondes, une permanence du rêve et du réel

Un ensemble d’œuvres récentes a été présenté par Fan Yifu pour cette vente. Cet ensemble, de l’aveu même du peintre « s’avère une suite d’œuvres auxquelles j’ai travaillé depuis plus d’un an. J’ai souhaité ainsi participer à une souffrance qui peut nous menacer, nous étreindre à un moment inattendu. Si les collectionneurs peuvent ainsi d’une part apprécier une œuvre qui leur tient à cœur, et si, de l’autre, des vies sont sauvées, voilà une raison, et non des moindres, d’avoir du cœur à l’ouvrage » déclare l’artiste avec sa bonhommie et sa simplicité plus proche d’une intériorité très contenue. En raison du contexte, deux œuvres (ill. 3 et 4), les nos 1 (La grotte au Pigeons à Raouché, Beyrouth (2023), encre en coul. sur soie, 41 x 66 cm) et 3 (Vallée de la Qadisha au Mont Liban (2023), encre et couleurs sur papier xuan, 56 x 107 cm) au catalogue ont trouvé preneurs respectivement à 19 000 et 30 000 euros, tandis que d’autres œuvres sur carton doré (ill. 5, 6 et 7), notamment les nos 2 (Palais d’été après la neige, 2020, encre et acrylique sur carton doré, 53 x 46 cm), 9 (Un village médiéval à l’aube, 2022, encre et pigment rouge sur un carton doré, 46 x 53 cm), 11 (Un monde immense au-delà du sommet, 2021, encre et pigment rouge sur un carton doré, 53 x 46 cm), ont atteint des prix allant de 9 000 à 13 000 euros pour ne citer que 5 de ces œuvres récentes.


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 5, 6 et 7) Fan Yifu. Œuvre n° 2 Palais d’été après la neige (2020), encre et acrylique sur carton doré, 53 x 46 cm ; œuvre no 9 Un village médiéval à l’aube (2022), encre et pigment rouge sur un carton doré, 46 x 53 cm ; œuvre no 11 Un monde immense au-delà du sommet (2021), encre et pigment rouge sur un carton doré, 53 x 46 cm


Ce bel ensemble (ill. 8) permet de donner un écho large sur le travail d’un créateur qui ne cesse de remettre en question ses approches esthétiques, son rapport à la couleur, complexe, est le reflet des jeux chromatiques qui se sont emparées des œuvres. Comme ses grands aînés occidentaux du siècle passé ou de décennies oubliées étaient en constante lutte avec cette densité lumineuse qui transmutait les valeurs des ombres et des lumières selon le lieu et le moment où le regard glissait sur elles.

(ill. 8) La vente aux enchère caritative des œuvres de Fan Yifu le 23 novembre 2023 au Cercle de l’Union Interallié sis à Paris VIIIe

Repères bibliographiques

  • [Vente aux enchères. Paris. Cercle interallié. 23 nov. 2023]. Catalogue de la vente aux enchères caritative des œuvres de Fan Yifu.28 p. ill., couv. illustrée
  • Christophe Comentale, Fan Yifu. Sur la légèreté de la couleur, In : Art absolument, oct. 2023 (108)
  • Christophe Comentale, La série des fonds or. A propos d’un récent paysage de Fan Yifu. In : Sciences et art contemporain, février 2023
  • Emmanuelle Lesbre, Liu Jialong, La peinture chinoise. Ed. Hazan, 2021. 480 p. : ill. Bibliog. Index
  • Fan Yifu, Les Monts et les Eaux, textes de Fan Yifu, Christophe Comentale, Dong Qiang. Nanjing : Jiangsu fenghuang chubanshe, 2015. Textes en français et en chinois. 范一夫   山水画集
  • Fan Yifu, Free sail, wonderful world. Self-portrait, In : Bazar, art  & people, juil. 2011. Texte en chinois. 范一夫自述 自由的风帆,云游的世界 。
  • Catalogue d’exposition. Toulon. Musée des arts asiatiques. Du 3 mars au 3 septembre 2006. Sous les pins embrumés. Peintures de Fan Yifu, textes de Guillemette Coulomb et Priscilla Fougères Salazar. Paris : Galerie Sinitude. [24] p. : ill.
  • Catalogue d’exposition. Paris. Galerie Sinitude. Du 4 juin au 17 juillet 2004.  En quête aux sources de la source aux fleurs de pêcher. Peintures de Fan Yifu, préf. de Dong Qiang. Paris : Galerie Sinitude. [48] p. : 25 ill. pl. page
  • Han Wei et Christian Deydier. Understanding ancient chinese gold and silver. Paris : Deydier, 1991. 224 p. : ill. Bibliog. p.223
  • Dominique Hoizey, Sur notre terre exilé. Paris : Ed. La Différence, 1990.
  • Christophe Comentale, Plus tôt en Chine que Castiglione, Matteo Ripa, artiste à la cour mandchoue. In : Yishujia, 1984, oct. n°113, pp 94-101: ill. 柯孟德   比郎世宁更早来到   中国的清廷艺术家   马国贤 Matteo Ripa.
  • Nicole Vandier-Nicolas, Peinture chinoise et tradition lettrée : expression d’une civilisation / Nicole Vandier-Nicolas. Paris : Seuil, 1983. : 259 p. : ill. en noir et en coul. Bibliogr. pp. 253 sq. Index
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