ZHANG HUA : UNE ETUDE DE NU MASCULIN SUR CALQUE

par Christophe Comentale

Remis au goût du jour depuis peu d’années après une veille documentaire plus large, Zhang Hua, peintre chinois prolifique et très original dans sa trajectoire esthétique, ne cesse de faire l’objet de découvertes qui mettent en ébullition le monde du marché de l’art et des collectionneurs. Les musées outre-Manche sont également intéressés par ce génie qui dérange la classification devenue vétuste qui réussit, l’espace de quelques années, de faire un état des artistes chinois venus en France pendant le 20e siècle, de Fang Junbi (1888-1986) à Zhao Wuji [Zao Wuki] (1920-2013).


Ci-dessus, de gauche à droite. Zhang Hua, Homme nu au ballon (ca 1950), crayon de couleur et rehauts de blanc sur calque, 39 x 26 cm ; Zhang Hua, Femme au chapeau à fleurs [détail] (ca 1950), huile sur panneau (instrument à cordes)


Les prodromes de la recherche

Un fonds de plusieurs centaines d’œuvres de Zhang Hua a, voilà environ quatre décennies, été mis en vente par un collectionneur déjà âgé, un homme très proche du peintre Zhang Hua (ca 1898 – ca 1970), un ami qui avait veillé sur ce qui constituait un fonds riche et varié de peintures et de dessins aux thèmes variés, principalement des personnages – hommes et femmes – , des paysages, des bouquets, des autoportraits, des scènes d’atelier, des figures libres, parfois terriblement frontales, autant de sujets qui constituent ainsi la classification empirique établie pour l’étude de cette figure artistique de l’art chinois moderne.

Cette heureuse découverte vient après la mise en lumière de l’œuvre d’une autre artiste chinoise, Pan Yüliang 潘玉良 (1898, Yangzhou [?] – 1977, Paris), qui a commencé durant les années 90, en fait après le retour dans le musée provincial de la ville de Hefei, capitale provinciale du Anhui, d’un fonds constitué de quelque sept cents de ses œuvres pour lesquelles l’Etat français n’a formulé aucun avis contraire et, également, avec toute la discrétion efficace de l’environnement affectif et administratif chinois qui entourait l’artiste vue comme hors du commun en raison de son existence et de son poids mémoriel qui ont investi son art d’une aura unique . Cet œuvre a attiré l’attention efficace de la Direction du Patrimoine de Chine en liaison avec les autorités de la province natale de l’artiste. Pan Yüliang a, de l’avis de collègues des musées chinois, également collectionneurs, connu Zhang Hua, son voisin, durant leur vie à Paris, alors qu’ils ont atelier et demeure dans un foyer-hôtel de la rue Vercingétorix sis dans le 14e arrondissement de la capitale.

D’une incursion progressive dans la connaissance des œuvres de Zhang Hua

Le mystère qui entoure l’existence et la diversité de l’œuvre de Zhang Hua a, depuis une dizaine d’années, suscité l’intérêt constant et méthodique de plusieurs chercheurs. Quelques résultats tangibles, déjà exploitables, sont à la disposition des collectionneurs et chercheurs (voir les références en bibliographie) 

La découverte récente de l’Homme nu au ballon, un joueur de ballon dans le plus simple appareil, permet de faire un point nouveau sur l’approche artistique et esthétique de cet artiste anticonformiste et quelque peu solitaire, mais sociable.

Parmi la production féconde de personnages, peints ou dessinés, laissée par Zhang Hua, au total plus de trois cents œuvres (estimation décembre 2025), des pièces appartenant à des collectionneurs privés ou connues par les archives relativement précises mais éclatées des ventes publiques, la quasi-totalité des pièces est réalisée sur des supports assez constants ; papiers de textures différentes, carton, panneau, tissu, bois de diverses essences sur divers supports tels que meubles, instruments de musique, …, métal (seau à charbon). Une seule pièce est dessinée sur un calque devenu assez opaque, Quant aux pièces, elles sont soit réalisées à la mine de plomb, au crayon de couleur, à l’huile ou à l’acrylique, au lavis, rarement à l’encre.

Une première constatation, provisoire, s’impose, Zhang Hua répercute sur ses œuvres une rare énergie, celle de l’artiste enclin à peindre sur n’importe quel support, pourvu que ce matériau soit suffisamment propice à fixer les images qu’il crée de façon intense. Des différents relevés d’œuvres qui ont été faits, seule, une, est dessinée sur un calque dont la qualité remonte aux années 60, une qualité de papier très commune alors utilisée dans les entreprises spécialisées dans le domaine industriel pour la réalisation des projets, et, également par les artistes, tous remarquablement inventifs pour traduire leurs multiples besoins de figer leur œuvre pour une postérité favorable. Nombre de feuilles de ce type de calque sont repérables dans les fonds d’archives ou de vieux papiers versés sur les stands des brocanteurs et antiquaires.

Du corps sur calque à la tête en polychromie fauve

Afin de mettre en valeur l’énergie créatrice de Zhang Hua, il a semblé assez évident de mettre en regard deux œuvres que tout oppose : le sujet d’abord, un homme nu, une femme vêtue d’un bonnet à la mode durant les années 40-50, le support ensuite, le calque, papier habituel pour fixer des œuvres transitoires vers une version définitive, et, a contrario, le bois régulier constituant la caisse de résonance d’un instrument à cordes, le matériau d’exécution enfin, d’un côté crayons de couleur et rehauts de blanc, de l’autre, peinture à l’huile.

Zhang Hua apparaît ainsi comme un artiste désireux de tâter de tous les sujets et de toutes les techniques. Les deux pièces choisies permettent de voir une production élaborée à quelque dix années de distance. Tels sont les aspects remarquables au niveau formel.

Les choses se compliquent quelque peu lorsqu’il s’agit d’analyser ce qui n’est pas, de prime abord, visible, devinable ou compréhensible. L’humain entre ainsi en jeu avec sa richesse complexe. Une certaine familiarité avec l’œuvre de cet artiste sauvé de l’anonymat ou de la disparition ainsi que des contacts avec d’autres collectionneurs ou historiens de l’art ont permis la présente analyse.

Parmi les personnages masculins représentés par Zhang Hua, une typologie peut être dressée :

  • Vieillards vénérables et peintres,
  • Autoportraits de l’artiste,
  • Peintre dans son atelier avec ou sans modèle
  • Portraits de créateurs français ou vivant en France
  • Figures libres permettant la représentation de nus.

De cette typologie sui generis, on peut s’intéresser à la représentation du nu chez Zhang Hua. L’intérêt de ce type de sujet devient plus clair lorsqu’on a connaissance des différentes pièces érotiques laissées par l’artiste dans ses carnets de croquis et d’études ou tracées sur des objets comme une palette ou une boîte à couleurs de peintre, des abat-jours ou sur des dessins divers. Les nus, hommes ou femmes, sont asiatiques, en fait, Chinois. Les Occidentaux sont souvent peints à mi-corps, en vêtement de ville.

Zhang Hua, Figure libre (ca 1950), étude de carnet, mine de plomb et lavis (coll. privée)

Cette partie de l’œuvre de Zhang Hua est éclairante sur sa liberté sexuelle. Cet aspect de l’œuvre des artistes dérange encore beaucoup dans le sillage confucéen du monde politique qui se veut moralisateur. Il n’empêche que cet excellent dessinateur révèle ainsi une formation classique qui sait tirer parti du séjour en France, de la fréquentation des musées et des rencontres d’amis chinois qui se sont répétées au fil des années.

De Zhang Hua à Xi Dejin (ou Shiy De-Jinn)

Afin de ne pas diaboliser ni la production ni la création de Zhang Hua, d’autres exemples d’artistes asiatiques, de Chine ou de Taiwan sont éclairants. Parmi ceux-ci, il émane une semblable liberté chez un artiste taiwanais, Shiy De-Jinn [Xi Dejin en phonétique pinyin] [席德进]  (1923, Nanbuxian – 1981, Taizhong). Cet élève de Lin Fengmian et Pang Xunqin fréquente Zao Wuki et Zhu Dequn [Chu Teh-Chun] ; il réside en France de 1963 à 1966, repart ensuite à Taiwan où il devient enseignant à la section Beaux-arts de l’université normale de Taiwan, sa liberté de vie et ses nombreux paysages de campagnes traduits dans une atmosphère brumeuse lui valent une solide réputation. Il a, parallèlement à des représentations de modèles posant souvent à titre amical, des commandes des notables de la bonne société et d’amis plus intimes. Des fragments de ces faits sont transcrits dans ses écrits publiés dans un Journal très libre de son mode de vie, notamment durant les années parisiennes.

Comme l’écrit Michael Ku [谷浩宇] dans un article paru dans Vogue Taiwan, « Xi Dejin est le premier artiste de toute l’histoire de l’art moderne chinois à être sorti du placard à cette époque, avant le concept de coming out. Les autoportraits et les garçons qu’il a peints, sans culpabilité, à l’époque des tabous, sans la moindre torsion et dissimulation, avec audace et vérité, ont dépeint le côté profond de la grande humanité de l’époque. Xi Dejin a voyagé en Occident – en France – entre 1962 et 1966. Il a pu voir d’innombrables artistes de son temps, et dans ses articles envoyés à Taïwan, il a présenté Francis Bacon et Andy Warhol. Tous deux ont été de grands exemples d’art gay dans l’histoire de l’art occidental ».

Zhang Hua est moins « spécialisé » dans ses œuvres qui rendent hommage aux deux sexes et montrent, encore une fois, d’une part une énergie assez unique dans la peinture de personnages et, de l’autre, une puissance qui rassure sur la nature humaine, assez constante à l’est comme à l’Ouest…

Xi Dejin, Nu (1972),
lavis, 132,5 x 68 cm
Xi Dejin, Etudes (ca 1960-1970), dim. variables 53 x 38,6 cm /40,3 x 31,6 cm / 39,9 x 33 cm. Coll. du National Taiwan Museum Of Fine Arts

En l’état actuel des recherches, si les œuvres de Zhang Hua ont,ainsi que quelques photos, échappé à la destruction, les données et textes administratifs et biographiques permettant de préciser son existence, manquent cruellement. Les œuvres ont cependant été protégées de l’oubli par ces recherches qui devraient, à terme, se prolonger en une ou plusieurs expositions étoffées des œuvres. Il serait opportun que les musées, spécialisés dans les arts asiatiques ou dans l’art moderne, dans un souci d’étoffement de leurs fonds ou de la diffusion des connaissances, soient en mesure de redonner sa place à un créateur nanti de quatre décennies d’activité illustrant une intensité unique de création, autant par l’assimilation des influences Est-Ouest qu’en induisant au fil des périodes qui caractérisent la puissance de son œuvre. Des influences centrifuges qu’il a faites siennes, devenant ainsi un artiste à portée universelle. Différents musées et fondations asiatiques ont déjà fait savoir leur intérêt pour ce Parisien de la rue Vercingétorix.

Orientation bibliographique

  • Alain Cardenas-Castro et Christophe Comentale, Sylvie Vervaet, quand la permanence des images mène aux collections. Parcours d’une marchande d’art érudite.in Sciences et art contemporain, sept. 2023.
  • Brigitte Camus, Zhang Hua, Un jeu de piste jubilatoire. Paris : chez l’autrice, 2020 (inédit)
  • Christophe Comentale, Découverte d’un portrait de Kees van Dongen par Zhang Hua. Version en ligne, S&AC, publié le 27 avril 2024.
  • Alain Cardenas-Castro et Christophe Comentale, Zhang Hua 張華 (1898-1970). Figurations et abstraction calligraphique Version en ligne, S&AC, publiée le 3 octobre 2023
  • Christophe Comentale, Cent ans d’art en Chine. Paris : Editions du Canoë, 2023. 540 p. : 607 ill. Bibliog. Index. [Zhang Hua張華 Fragments de vie entre yin et yang est aux pages 118-119 : ill.].
  • Michael Ku, Un hommage à Xi Dejin : une légende de l’art queer de Taïwan il y a 60 ans. In Vogue Taiwan, mars 2023. 谷浩宇  致敬席德進:一位台灣 60 年前的酷兒藝術傳奇 [ https ://www.vogue.com.tw/entertainment/article/taiwanese-artist-shiy-de-jinn
  • Shiy De-Jinn [Xi Dejin], The echo of Shiy De-jinn. Taipei : Dalin, 1970, 131 p. 席德進的回聲
  • [Shiy De-Jinn] Li Yi’en, The migrating body‧ the wondering thought : by the travel drawing by the Shiy De-Jinn. Taipei : Zhongyuan daxue, [maîtrise]. 2007. 147 p. 李宜恩  遷移的身體.思想的漫遊 : 以席德進之旅行繪畫為例 .
  • [Shiy De-Jinn] Hou Lisheng, Male body in contemporary art in Taiwan : a study on Shiy De-jinn and Ku Fu-sheng.Tainan : dpt d’histoire de l’art de l’université nationale des arts de Tainan, 2013. [maîtrise]. 96 p. : ill. 侯昱寬  臺灣當代藝術中的男性身體 : 以席德進、顧福生為例
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