Xiao Qian (1910-1999) : « L’homme qui aimait les chiens ». « Ai gou zhe », nouvelle.

Laurent Long (traducteur)

De fait, le pékinois qui s’était couché bien à l’aise sur ses genoux était une franche horreur. Hirsute et mal peigné, sans parler de ses yeux parfaitement idiots, ce qu’il avait de plus horripilant était son museau aplati, cette large gueule aux babines retroussées. Depuis son arrivée à la maison, je n’y avais plus même prêté attention ; encore moins l’avais-je caressé. Seulement, je lui avais donné un coup de poing quand je l’avais surpris à fourrer la langue dans le panier de courses que venait de rapporter la mère Zhou.

« Arrête ! On n’a pas un chien pour le battre ! »

L’ami des chiens, qui l’avait amené là, prit feu. Il se précipita pour serrer cette affreuse petite bestiole sur son cœur, la flattant, la caressant de la main, comme si l’animal sortait d’une terrible humiliation.

« J’adore les chiens ! » se justifia-t-il. Il se mit à raconter comment il avait eu un chien tout noir de poil dans sa maison natale du Henan, il y avait dix ans de cela. « Souvent, ses yeux brillaient la nuit » poursuivit-il. Le jour, l’animal dormait sous la carriole à mule. Lui donnait-on des coups de pied qu’il ne bougeait pas plus qu’une nouille. Mais c’est la nuit qu’il en imposait.

« Pfft ! D’un bond, il était sur la crête du mur. »

Nous levâmes tout à coup la tête ; le pékinois sur le cœur de l’ami des chiens en poussa deux jappements, comme pour faire l’enfant gâté.

« Un soir, on a perdu le chien noir. » Le cynophile ajouta : « Certain qu’un salopard de voisin avait fait un mauvais coup ; ils crevaient tous d’envie que j’aie un si beau chien. »

(A ce moment de l’histoire, nous avions tous regagné la maison ; l’ami des chiens nous avait suivis.)

« Et après ?  coupa la mère Zhou

– Il a bien fallu le chercher ! » Il expliqua comment on avait pensé à tous les moyens. A la fin, un soir — non, en pleine nuit — il rêva qu’il entendait des cris plaintifs et comme un bruit de griffes à la porte de la rue. Il jeta un vêtement sur ses épaules et se leva. De fait, une chose hirsute aux yeux brillants se précipita vers lui.

Il en était là de son récit quand on entendit un bruit de griffes à l’extérieur du mur écran[1] de la cour. Ce grattement fut suivi d’un chien de ferme se faufilant en frétillant de la queue. Il avait tout l’air d’un chien errant en quête de nourriture.

C’est alors que la face de cet amoureux des chiens révéla sa fureur. Il posa tout doucement son pékinois à terre et se dirigea à pas feutrés vers l’arrière de la porte écran. Personne n’avait deviné qu’il y avait disposé des munitions à portée de main : des pierres aux arrêtes bien tranchantes.

D’une main assurée, il se saisit d’une poignée de cailloux et passa le seuil.

Pauvre chien errant ! Il se mettait à flairer d’agréables fumets, la mauvaise conscience dans les regards qu’il jetait de tous côtés. Juste au moment où il longeait le mur, un premier caillou siffla vers lui, le manquant. Il fit demi-tour et détala la queue basse.

Comment notre ami des chiens l’aurait-il laissé échapper à si bon compte ? Encore plus cruel, un deuxième caillou suivit le premier : cette fois, il avait dû atteindre la patte arrière du chien. On n’entendit qu’un hurlement aigu, il disparut par la porte écran, aboyant dans sa fuite. Il semblait crier grâce tout en appelant à l’aide.

Octobre 1936.

蕭乾 “愛狗者”

其實,伏帖地臥在他膝蓋上的那隻哈巴狗一點也不好看。毛紋雜亂無章,眼神癡呆不提,頂令人頭疼的是那平扁的鼻樑,那張長而噘起的嘴。從它進門那天,我就不曾多看過一眼,更沒摸過它。衹是當他舔周嫂剛買回來的菜時,我給了它一拳。

「這不行,狗不是養來給人打的。」

抱它來的人生氣了。他趕緊把那醜陋的小生物摟在懷裡,拍着,撫摸着,像是讓它受了老大委屈似的。

「我是頂愛狗的人。」他這樣解釋着自己。他說起十年前他住在河南老家的時候也養過一條狗,通身黑毛,「眼睛在夜間時常發亮。」白天睡在騾車底下,踢它也不動彈,直像個窩囊廢。一到晚上,威風可就來了。

「嗖的一聲,它就上了牆頭。」

我們趕緊擡頭,他懷裡那隻哈巴狗隨之也烏鳴了兩聲,似在撒着嬌。

「有一天晚上狗丟了。」他說,因為左近都嫉妒他有這麼好的一隻狗,一定是歹人下了毒手。

(說到這裏,我們都走進房裏,他也跟了進來。)

「後來呢?」周嫂也插嘴問了。

「後來衹好找啊! 」他又敘述怎樣想遍了法子找它。終於,一個晚上,不,半夜了,他在夢中聽到的嗷嗷聲,且似有爪子在搔着大門。他披衣下了床,果然,一個毛茸茸的東西向他撲近了,眼睛閃亮着。

正說到這裡,屏門外也有了爪子騷動的聲音。隨着,一隻黃狗擺着尾巴溜進來了 – 看來是條尋食的野狗。

這時,這愛狗者露出怒容,他輕輕地把那哈巴狗放在地上,踮着腳尖走向屏門後面。在那裏,想不到他準備着一堆隨手可拿的武器 – 磨成三角形的石片。

他很矯健地抓了一把石片,走進門檻。

(可憐的野狗,他正用鼻子嗅着,用犯罪的眼睛向四下瞭望呢。正當它沿著牆邊走著時)

‒‒ 嗖,第一塊石頭投在野狗的旁邊了,沒傷着它。他扭過頭去,夾着尾巴就跑。

哪容得他跑啊!第二塊石片,帶著更多的殘暴已經跟踪而至了。這次大約擊中了它的後腿,衹聽一聲尖銳的嗥叫, 它閃出了屏門,隨逃隨叫着,像是在告饒,又像是在求救。

一九三六年十月

載自“蕭乾選集第三卷散文”台灣商務 1992 46-47頁

L’auteur

Nouvelliste de l’école de Pékin[2], journaliste et traducteur, Xiao Qian 蕭乾 (Pékin, 1910-Pékin, 1999) naît dans une famille mongole modeste. Il étudie la littérature anglaise et le journalisme à l’université de Yanjing Yanjing daxue 燕京大學, dont il est diplômé en1935. Il fait ses premières armes dans la presse à « L’Impartial » Dagongbao 大公報 en 1936 et devient bientôt correspondant de guerre. Il vit à Londres et à Cambridge de 1939 à 1946, maître de conférences à la S.O.A.S. étudiant la littérature anglaise à Cambridge (1941-1944), tout en dirigeant le bureau londonien de « L’Impartial ». Rentré en Chine en 1946, il intègre la rédaction de la revue « Traductions » Yiwen 譯文 de 1953 à 1955, celle du « Populaire » Renmin ribao 人民日報, celle des Presses littéraires populaires Renmin wenxue chubanshe 人民文學出版社… « Droitiste » en 1958, en disgrâce pendant la Révolution culturelle, réhabilité à l’issue, il termine sa carrière président de la commission Centrale d’études littéraires et culturelles Zhongyang wenshi yanjiuguan 中央文史研究館 en 1989.

Il est connu pour ses traductions de l’anglais : Tales of Shakespeare (1807) par Charles Lamb, The Good Soldier Švejk (1921-1923) par Jaroslav Hašek, Peer Gynt (1876) par Henrik Ibsen, Ulysses (1922) de James Joyce… Il a encore écrit des mémoires, des essais, des éditoriaux, des recueils de nouvelles, un roman : « Le val du rêve » Meng zhi gu 夢之谷 (1937).

L’œuvre

La nouvelle que l’on vient de lire fut publiée en 1948 dans le recueil « Le riz rond »[3], réunissant treize nouvelles sur 154 pages. L’auteur présente ce dernier comme un ramassis de vieux textes traînant dans ses tiroirs ou épuisés chez les éditeurs. Elle est donnée ici d’après Xiao Qian xuanji 蕭乾選集 (Œuvres choisies de Xiao Qian), 卷三散文 (vol. III, Prose). Taiwan shangwu yinshuguan ; Taibei, 1992, pp. 46-47.

Deux mots sur la pratique de la traduction

Discipline rigoureuse, transmettre un texte dans une autre langue demande fidélité à l’original. Mais fidélité n’est point servilité. Souvent, les traductions « littérales », « exactes » sont très bonnes pour expliquer un mot ou une expression dans un dictionnaire, mais oublient le contexte, la redoutable polysémie, l’épaisseur d’allusions, l’histoire… d’une expression. Ceci est particulièrement vrai en chinois, même moderne, sans parler du classique, quand il faut savoir interpréter les élisions et sous-entendus de textes aussi denses que l’or.

Non qu’il faille déformer l’œuvre, mais il convient de savoir sortir des mots, questionner les traductions « reçues », lever le nez des dictionnaires, si bons et utiles soient-ils. Flairer le style, le registre de langue, le ton, la saveur, l’intention de l’auteur demandent la sensibilité nécessaire à cet art tout d’exécution. Aussi Jacques Dars, traducteur magistral de Au bord de l’eau en 1978, disait-il avec raison que le bon traducteur se doit d’être lui-même quelque peu écrivain.

[1] Dans les maisons sur cour du nord de la Chine, une deuxième porte – ou un mur écran – doublait celle donnant sur la rue, à deux mètres vers l’intérieur, préservant l’intimité des habitants, tout en ne présentant pas des battants fermés aux visiteurs.

[2] Jingpai 京派, exprimant surtout la nostalgie de la vie dans la capitale déchue, ces auteurs font vivre le petit peuple d’une plume sobre et réaliste. Ses représentants sont Zhou Zuoren 周作人 (1885-1967), Shen Congwen 沈從文 (1902-1988), Laoshe 老舍 (1899-1966), Zhu Ziqing 朱自清 (1898-1948), Yu Pingbo 俞平伯 (1900-1990)…

[3] Zhenzhumi 珍珠米, in “Chenguang wenxue congshu” 晨光文學叢書 ; Shanghai, 1948, pp. 43-45 repris dans « Choix d’essais et d’articles par Xiao Qian » Xiao Qian sanwen texie xuan 蕭乾散文特寫選, Renmin wenxue chubanshe ; Pékin, 1980.

 

Aimez & partagez :