par Clara Ruestchmann et Christophe Comentale
Rencontre entre un créateur et des architectes humanistes le temps d’une exposition.
Régis Sénèque (1970, Paris), plasticien, fresquiste et photographe investit au 8 bis rue d’Annam, l’atelier Martel, un collectif d’architectes engagé dans le soutien à la création artistique et œuvrant pour une architecture transversale, associant pratique architecturale située et réflexive et expressions culturelles contemporaines dans une démarche interdisciplinaire.
Exposition du 9 juin au 2 septembre 2022. Contact Presse : Clara Ruestchmann c.ruestchmann@ateliermartel.com / 06 13 01 66 41 – 09 63 20 87 57. Visites organisées sur réservation.
Ce créateur livre un fonds photographique familial de quelque 40 photos, un parcours souvenir et sublimé assez voisin des voyages de Ségalen, entre intériorité et réel. Sensibilité des vues, Concentration intérieure dans les dessins et performances :
« Comment prendre conscience de la loyauté invisible qui nous lie à nos aïeux et au passé ? Comment rediriger notre attention pour, hier comme aujourd’hui, mettre l’humain en lumière ? Par une intervention in situ de grande ampleur jouant avec l’espace et l’architecture, et par un ensemble de dessins, d’archives photographiques et de matières dialoguant avec la structure de l’agence, l’exposition propose une mise en lumière par le frottement de la craie grasse dorée. Elle transforme la structure interne de l’agence en un tissu doré porteur de mots et de témoignages lointains. Les œuvres disposées sur ce tissu réactivent notre mémoire collective coloniale, la mettent en lumière, et avec elle ses fantômes, ses absent·es et ses invisibles ; réactivant ainsi les images sensibles d’un réel disparu ». Régis Sénèque
De l’Annam …
▪ Impossible de parler du Viet-nam sans faire allusion à la présence chinoise ! Une omniprésence qui a sinisé les mentalités et les pratiques du quotidien. Le protectorat d’Annam est institué à la suite de l’expédition du Tonkin par lequel la France, qui avait déjà annexé la Cochinchine en 1862, place sous son contrôle le reste du territoire vietnamien. En 1883 et 1884, le premier et le deuxième traité de Hué placent l’ensemble du territoire annamite sous protectorat français : le royaume est scindé en deux territoires distincts, le Protectorat d’Annam et le Protectorat du Tonkin. La Chine reconnaît en 1885 le traité de Hué.
▪ L’Annam, situé au centre actuel du Vietnam, renvoie, certes, à la période coloniale française en Indochine (1887-1954) et plus précisément à celle du protectorat français d’Annam (1883-1948). Mais, Chine et France influencent la langue, l’un en collant sur la logique du pays des caractères, l’autre en laissant au père jésuite, Alexandre de Rhodes (1591, Avignon – 1660, Ispahan), polyglotte évangélisateur, la mise au point d’un système de transcription phonétique des dits caractères. On lui doit un Dictionnaire trilingue vietnamien-portugais-latin édité à Rome en 1651. Ainsi, derrière chaque mot se cache un caractère chinois.
De la présence chinoise, il reste un nom, Annam [安南 (Ānnán en chinois) ou en vietnamien An Nam)], à l’origine le nom du protectorat chinois établi par la dynastie Tang (618-907) sur une partie du territoire formant aujourd’hui le Viêt Nam de 618 à 939, avant l’indépendance du Đại Việt. Annam est la forme vietnamienne du nom chinois Annan – Sud pacifié -, diminutif du nom officiel du protectorat ou Protectorat Général pour Pacifier le Sud » [(安南都護府 (Ānnán Dūhùfǔ) ou en vietnamien An Nam đô hộ phủ)]. C’est l’un des six grands protectorats de ce type créés par les Tang pour gérer les territoires qui étaient sous leur domination sans pour autant être intégré directement à la Chine. Avant l’établissement de ce protectorat, la région est connue sous le nom de Jiaozhou [(Jiaozhi enchinois交趾 ou, en vietnamien, Giao Chỉ)]. Par la suite, le mot a continué d’être employé par les Chinois pour désigner le Viêt Nam ; l’usage a ensuite été repris par les Occidentaux pour désigner le Viêt Nam dans son ensemble.
▪ Enfin, le nom a servi à désigner le protectorat français d’Annam, de 1883 à 1945, dans le centre de l’Indochine française, le Nord du Viêt Nam correspondant alors au protectorat du Tonkin, et le Sud à la colonie de Cochinchine. Le terme de Viêt Nam selon son usage moderne s’est imposé après 1945. Par extension, les membres de l’ethnie vietnamienne étaient appelés les Annamites. Pour les habitants du Viêt Nam, cette zone est connue sous le nom de Bắc Kỳ (北區), soit la « zone Nord ».

Régis Sénèque. Passé vivant 00 : Celle qui n’était pas (2022), pastel gras doré sur papier noir, 180 x 80cm © Michel Martzloff
… A la rue d’Annam
▪ Comme le rappelle la commissaire de l’exposition, « cette zone d’exploitation économique pour le pouvoir colonial (extraction de matières premières) est parcourue aussi bien par la « grande histoire » que par les « petites histoires » de celles et ceux qui y ont vécu. C’est aux liens entre ces différentes histoires que l’artiste propose de s’intéresser. En partant d’une plongée dans les archives de son passé familial, il fait ressurgir des photographies qu’il positionne sur les poteaux de l’agence. À partir d’une de ces photographies, retrouvée en marge, il reproduit le portrait d’une femme inconnue, que l’artiste a longtemps cru être son arrière-grand-mère, femme d’un gouverneur des colonies. On y voit des mains dessinées avec précisions et un visage absent. Sans traits distinctifs, elle semble incarner les anonymes, celles et ceux dont les noms et les visages n’ont pas été retenus par l’histoire. L’évanouissement de la figure renvoie pour l’artiste à la construction de l’imaginaire familial : elle apparaît à la fois fantasme et fantôme, incarnée et anonyme ». Omniprésent, Régis Sénèque a approfondi cette pénétration en territoire familial avec deux dessins à la mine de plomb sur lesquels se superposent, oublieux de tout, des portraits d’hommes, allongés et de dos. Dessinés à partir de photographies de soldats (ceux de la guerre du Vietnam), ils incarnent plus largement les silhouettes d’hommes abattus par la fatigue : celle des guerres ou celle du travail forcé pour la construction des voies coloniales fluviales et ferroviaires. Le père et les oncles de l’artiste sont des protagonistes de ces deux histoires. Ainsi, si l’extraction coloniale renvoie à celle de la terre, elle est aussi celle de la force de travail : le corps est assujetti, jusqu’à l’épuisement. Ici, l’apparente tranquillité des corps allongés questionne : s’agit-il des corps de travailleurs exploités ? S’agit-il des corps de ceux qui les ont exploités (notamment de colons en quête d’ascension sociale dans les colonies) ? S’agit-il des corps de soldats venus se battre sur le sol indochinois pendant les guerres ? Sont-ils morts ou sont-ils vivants ?
▪ Avec ces corps anonymes s’opère la rencontre suscitée, voulue par l’artiste, entre différentes histoires. Les liens se tissent, les récits se mêlent. L’exposition recherche un point d’équilibre entre ce passé révolu et la présence des images aujourd’hui. Les murs de l’agence sont alors recouverts d’or, de textes, d’images et de mots ; l’espace se trouve investi par le passé colonial indochinois. S’imprégnant des locaux d’Atelier Martel, notamment de sa structure en béton, l’artiste développe finalement une réflexion autour du patrimoine et de l’histoire matérielle : en investissant l’agence, il créé un parallèle entre la structure architecturale et le bagne de Poulo Condore. Il reprend alors l’armature des poteaux et l’axe central des bureaux pour évoquer celui rectiligne de l’enfilement extérieur des cellules du bagne. Si la colonisation se base sur un principe de dépossession (des savoirs, des langues, des terres, des usages) c’est à travers la revalorisation d’archives que l’artiste tente de dialoguer avec ce passé colonial encore vivant dans les mémoires et les lieux.

Régis Sénèque. Passé vivant 02 : A la mémoire (2022), installation in situ, pastel gras doré sur béton et photographies d’archive © Michel Martzloff
▪ Le choix de la couleur dorée renvoie au symbole du minerai, elle agit ici comme un détournement du passé. Elle émerge du fond noir de la toile, du béton du bâti ou de la risographie (avec ce morceau d’anthracite doré), et permet de dessiner les mots, les vestiges et les figures humaines, finalement mises en lumière.

Régis Sénèque. Passé vivant 03 : Venu du ciel (2022), moulages au pastel gras doré, dimensions variables © Michel Martzloff
Matières empreintes d’histoires
L’exposition Passé vivant est pensée comme une parenthèse, un espace suggérant un déplacement vers une géographie lointaine, vers une histoire et un temps lointains résonnant encore aujourd’hui : celui de l’empire colonial français en Indochine. L’Atelier Martel devient alors porte, passerelle vers l’histoire, la mémoire. Plus exactement vers des échantillons d’histoires d’ancêtres, une plongée à bras le corps dans cette colonisation française. Au-delà de la notion personnelle présente dans ce travail plastique, qui trouve son origine dans une recherche transgénérationnelle récente, l’intention est d’ouvrir le propos à l’échelle mémorielle collective. Comment prendre conscience de la loyauté invisible qui nous lie à nos aïeux, au passé ? Comment réajuster, aider à se libérer et panser la mémoire inconsciente que nous portons ? Comment, enfin, et aussi peu que ce soit, rediriger notre attention pour, hier comme aujourd’hui, mettre l’humain en lumière ? Pour y répondre j’ai proposé de réaliser cette intervention in situ de grande ampleur jouant avec l’espace, l’architecture et la matière afin de faire lointainement écho au bagne de Poulo Condore, autrefois situé en mer de Chine méridionale, à 200 kilomètres du port de Saigon. Un ensemble de dessins, d’archives photographiques et de matières dialoguent avec la structure de l’atelier Martel, mise en lumière par le frottement de craie grasse dorée et par ce biais transformée, comme pour devenir un tissu doré porteur de mots et de témoignages lointains. L’objectif des œuvres disposées sur ce tissu est de réactiver notre mémoire collective coloniale, de la mettre en lumière, et avec elle ses fantômes, ses absents et ses invisibles. L’or, en plus de son potentiel esthétique et lumineux, est ainsi employé pour sa capacité à ouvrir symboliquement et concrètement sur des valeurs communes, des valeurs culturellement et humainement puissantes autant que dramatiques, des valeurs qui permettent de traverser et abolir le temps comme les distances. Les œuvres nous racontent ainsi des histoires de fantômes, de territoires, de la matière et de sol. Réactivant des images sensibles d’un réel disparu.
Eléments bibliographiques
- Site de Régis Sénèque : http://www.regisseneque.com
- Alain Cardenas-Castro, Du livre d’archéologie au livre d’artiste d’Est en Ouest In Sciences et art contemporain, publié le 23 juillet 2017
- Christophe Comentale, L’Asie à travers l’oeil de Jules Pineau, médecin. Taipei : Ed. Artist, 1994 (2007). XXXI-112-[7] p. : ill. Bibliog. pp.101-108. Table des photographies et planches, pp.110-111.
- Louis Doucet, Les Dessins de Régis Sénèque, slnd 2012.
- Bernard Point, Main intérieur Mise Espace-Temps. Exposition “Mon intérieur, cet espace commun”. Paris, galerie du Haut-Pavé, 2010. Catalogue.
- Alain Forest, Les missionnaires Français au Tonkin et au Siam – XVIIe-XVIIIe siècles – Livres I & II, Paris : L’Harmattan, 1998.