par Christophe Comentale
La galerie Karsten Greve fait, sur ses différents sites, la part belle à la diversité des genres artistiques, entre Ouest et Est à travers ces disciplines classiques que sont la peinture, le dessin et la gravure, la sculpture, les installations ainsi que la photographie. Un hommage dans la douceur au peintre chinois QIU Shihua, lettré à l’œuvre taoïsante, disparu tout récemment et présent dans cette galerie depuis plusieurs décennies.
D’UN SALON HORS NORMES
« Art Basel Paris s’est tenu au Grand Palais cet automne. La foire a eu pour ambition de créer des passerelles vers d’autres industries culturelles afin de construire un salon emblématique dans le respect de l’identité parisienne et de sa scène culturelle » (…). « C’est vendredi, en plein Art Basel Paris au Grand Palais, qu’a été annoncé le nom du nouveau directeur de la foire. Pour succéder à Clément Delépine, qui a dirigé quatre éditions, dont l’inaugurale en 2022 et qui rejoint dans trois semaines la fondation Lafayette Anticipations, le choix a été fait d’une promotion interne plutôt qu’un recrutement extérieur ». Le ton de ces deux bribes de communiqués de presse est donné : marché de l’art, ou plutôt industries artistiques ! Pourquoi pas ! Le parcours, après un passage obligé de reconnaissance aux signes extérieurs d’appartenance sociale, se termine – heureusement ! – toujours devant une œuvre. L’essentiel reste le pouvoir de suggestion de la création sur l’âme du passant face à cet objet fugace et magique !
206 galeries venues de 41 pays sous la verrière d’un Grand Palais réhabilité avec discrétion : les galeries d’exposition au niveau du sol, les salles et espaces de convivialité autres accessibles par des ascenseurs ont effacé l’absence d’intérêt pour l’étage des années précédentes… La verrière est maintenant parcourue d’une multitude de fils métalliques destinés à figer les rectangles de verre de cette serre de la culture ainsi dominée par une nef considérée comme la plus grande verrière d’Europe et s’étendant sur une surface de 13 500 mètres carrés. Des mètres carrés résistant aux trépidations des installations et des enthousiasmes les plus divers qui viendront fouler cet espace d’émotions constamment renaissantes.
Cette année, la visite se double d’une rencontre à l’invitation du galeriste et collectionneur Karsten Greve.
QUAND LE GALERISTE EST AUSSI HISTORIEN DE L’ART
Karsten Greve (Dahme/Mark, 1946) étudie le droit et l’histoire de l’art dans les universités de Cologne, de Lausanne et de Genève. Assez logiquement, il oriente, dès 1969, sa carrière professionnelle vers le marché de l’art et l’édition. Au début de l’année 1973, il ouvre sa première galerie à Cologne dans la Galeriehaus de Lindenstraße et consacre une exposition personnelle à l’œuvre d’Yves Klein. Deux autres galeries, à Saint Moritz et à Paris, diversifient les lieux d’expositions.
Durant le demi-siècle de cette carrière de galeriste et de marchand d’art, Karsten Greve a contribué de manière significative à la reconnaissance mondiale d’artistes par des contacts personnels étroits. Ainsi en va-t-il de créateurs tels Cy Twombly, Louise Bourgeois, Jannis Kounellis ; John Chamberlain et Pierrette Bloch ont créé la condition préalable pour que l’avant-garde internationale détermine le programme de la galerie dès le début après 1945. Outre Twombly, Kounellis, Chamberlain et Bourgeois, des artistes tels que Joseph Cornell, Jean Dubuffet, Willem de Kooning, Pablo Picasso, Louis Soutter, Lucio Fontana, Piero Manzoni et Wols ont façonné de manière décisive le profil de la galerie. Le programme est continuellement élargi pour inclure de jeunes artistes prometteurs tels que Georgia Russell, Claire Morgan, Gideon Rubin et Raúl Illarramendi.
Outre l’Occident, l’Asie et sa spécificité ont été largement pris en compte : différents artistes chinois sont présents dans la galerie : Shen Fan申凡 (1952, Shanghai), Zhou Tiehai 周铁海 (1966, Shanghai) et aussi Ding Yi [丁㇠] (1962, Shanghai), auquel la galerie parisienne sise rue de Belleyme, consacre une exposition et enfin Qiu Shihua邱世华, disparu récemment. C’est à ce dernier qu’a été rendu un bref hommage cette année à Art Basel.


Ci-dessus, de gauche à droite. Qiu Shihua, Art Basel Paris 2025, Galerie Karsten Greve
LA DOUCEUR CACHEE DU PAYSAGE
L’œuvre de Qiu Shihua (1940-2025) renvoie au statut de l’artiste en Chine, lettré par essence et aussi à la hiérarchie des sujets traités. Né à Zizhong 资中县 dans la province du Sichuan, une ancienne préfecture connue dès la dynastie des Tang, il étudie la peinture à l’Académie des beaux-arts de Xi’an, capitale provinciale qui forme principalement à la peinture traditionnelle chinoise. Il est cependant diplômé du département de peinture à l’huile, une orientation qui donne davantage de champ à l’artiste pour la maîtrise des différents matériaux à la base de sa création.
Ses peintures, majoritairement des paysages, apparaissent comme des toiles monochromes, approximativement ou entièrement blanches, mais, si le regard se rapproche de cette surface, alors se distinguent des nuances, des tonalités fragiles et d’une extrême légèreté qui lui ont valu en Chine une reconnaissance particulière, il est en effet connu pour ses peintures d’espaces naturels, des paysages aux couleurs estompées [消色山水画]. De ses œuvres émane une sensation de légèreté qui renvoie aux recherches des impressionnistes voulant que de la destruction de la couleur naisse une sorte de luminosité éthérée, indicible. Les impressionnistes, Qiu Shuhua les a approchés, les a appréciés, par la visite des lieux muséaux, par des lectures, leur proximité intellectuelle convenait parfaitement à sa sensibilité. Rencontré à Pékin durant les années 95, l’artiste avait souligné une sorte de plaisir à contempler les paysages de neige de Monet, il évoqua notamment La pie, (1868-1869), ou Le givre, près de Vétheuil (1880), œuvres conservées au musée d’Orsay. Qiu Shihua appréciait « la lumière diffuse donnant une impression d’immobilisme et de langueur à l’ensemble ». Dans ces œuvres, « le vide prend une densité pleine ». Une telle approche entraîne et use les couleurs vers un vide, vers une immatérialité diffuse tandis que la maîtrise des mélanges chromatiques suscite des tons aboutissant à ces taches devenues quasiment magiques à l’œil. Cependant, la sollicitation est forte face à la toile, car les éléments de vastes paysages, mobiles, mouvants, se font jour à partir de la surface peinte. Selon le point où se tient le spectateur devant l’œuvre, la pénétration dans cette étendue sans fin captive par une force de détails, celle-là même qui s’impose dans un paysage de neige où, à la sensation initiale de monochromie destructrice de toute couleur fait suite une multiplicité de nuances infimes qui échappent à l’œil. Ce n’est qu’à travers une station plus longue et plus perçante devant cet univers que les images nimbées d’une complexité blanche de Qiu Shihua peuvent être pleinement perçues.
Ces œuvres que l’artiste a inlassablement peintes renvoient à la question assez cruciale de l’abstraction, de la lisibilité de l’œuvre. En Occident, la définition de l’abstraction tombe parfois comme un couperet extrême et sans appel, tandis qu’en Extrême-Orient, dans l’Asie sinisée, les notions de plein et de vide sont égrenées différemment selon que l’on puise aux sources et aux textes taoïstes ou bouddhiques.
Depuis les années 1990, Qiu Shihua a exposé ses peintures en Occident. Ses œuvres ont été présentées à la Biennale de Venise (1999) et au Metropolitan Museum of Art de New York (2013), entre autres, après que la Hamburger Bahnhof de Berlin lui ait consacré son exposition muséale la plus complète d’Europe un an plus tôt. Qiu Shihua est décédé en août 2025. Soulages disait ce qu’il devait à l’esthétique chinoise : « Ce que je voulais faire avec mon encre, c’était rendre le blanc du papier encore plus blanc, plus lumineux, comme la neige. C’est du moins l’explication que j’en donne maintenant. ».
Remerciements
Karsten Greve, Christina-Marie Lümen, Mélanie Pourciel, Sarah Wilson
Eléments bibliographiques
- Qiu Shihua, Impressions. Paris : Galerie Karsten Greve, 2019. 140 p. : ill. Textes en anglais et en allemand.
- Nicole Vandier-Nicolas, Peinture chinoise et tradition lettrée. Expression d’une civilisation. Paris : Ed. du Seuil / Fribourg : Office du livre, 1983.
- SUN Chengan, Propos de calligraphie contemporaine (2). Quelques réflexions automnales In : Sciences e art contemporain, publié le 20 sept 2022.
- Christophe Comentale, Pierre Soulages et Qu Qianmei, confrontations de signes Est-Ouest.
- Entre les profondeurs du noir et la polychromie des ors. In : Art & métiers du livre, 2023 (356).
- Christophe Comentale, Qu Qianmei, entre la polychromie des ors et les profondeurs du noir. Canton : musée des Beaux-arts, 2024.

