OBJETS ET COLLECTIONS (10). SEL, SALIERE

A propos d’une coupelle en émail à trois pieds

par Alain Cardenas-Castro, coordination éditoriale Christophe Comentale

Les objets du quotidien, lorsqu’ils sont sublimés, c’est-à-dire lorsqu’ils passent d’une forme simple, utilitaire pour se parer d’éléments où une symbolique, une esthétique sous-jacente en compliquent le regard, ces objets utilitaires s’entourent alors d’un mystère induit par la couche d’oubli qui s’empare des formes et des matières. Il semble en être de même de cette salière en émail née des jardins mythiques d’Arcadie…


(ill. 1 à 5) Coupelle, fin 18e s., peinture sur émail, 2,5 cm x 7 cm


De quelques points iconographiques

Cette coupelle circulaire à bord bas repose sur trois pieds minuscules (ill. 6). Elle aurait pu être banale : elle renvoie à la préciosité de ces objets utilitaires rehaussés de motifs, créant ainsi un relief, et enrichis de motifs thématiques. En l’occurrence, le thème d’une Nature nourricière, fertile, est au centre du propos. La forme circulaire est, quant à elle, propice à une division de son pourtour en 3 parties ornementales — parfois en multiples de 3 —, ce qui donne visuellement des angles réguliers.


Ci-dessus. (ill. 6 et 7) Coupelle, fin 18e s., peinture sur émail, 2,5 cm x 7 cm, vue du dessous et vue du dessus.


Une première séquence campe un paysage de campagne vallonné, une chaumière sur la gauche, un berger au centre de l’image, devant lui, deux moutons dont la stylisation extrême rappelle que ce type de pièce était produit en série pour une clientèle bourgeoise (ill. 1). Sur la droite, l’ébauche dense d’une forêt (ill. 3). En phase avec les éléments décoratifs en vogue dès le 17e siècle pour l’architecture intérieure, des « séparateurs » de scènes et d’espaces, en légers reliefs, dorés, structurent de façon forte cet univers ainsi apparu. Sur une autre séquence, prairie et forêt forment une continuité naturelle harmonieuse, toujours selon ces critères très en vogue aux 17e et 18e siècle, sans pour autant disparaître après.

Ces séquences renvoient à un goût assez constant pour l’Arcadie, région de la Grèce située au centre de la péninsule du Péloponnèse, pays rural et pastoral se prêtant bien à ce besoin d’une Nature assimilée au concept de paradis terrestre. Presque absente, sans poids majeur dans les relations entre cités grecques, la position de la région change les siècles suivants. A cela s’ajoute, selon le poète Callimaque (ca 350-240 av. J. C.), le mythe prestigieux de la naissance de Zeus dans cette région. Avec l’œuvre de Virgile, les Bucoliques, le thème de la Nature, lieu idyllique, se propage dans les arts et les lettres. Dans la mythologie grecque, la région était présentée comme la patrie du dieu Pan, dans les arts durant la Renaissance, elle fut célébrée comme un pays dont la nature sauvage demeurait préservée et harmonieuse, devenant peu à peu le symbole d’un Âge d’or propice aux idylles entre bergers et bergères, un monde riant où les pastorales auraient constitué le principal divertissement musical. Ce mythe a influencé une partie non négligeable de la musique et des opéras baroques, dont Il pastor fido, une pastorale composée entre 1580 et 1583 et publiée en 1589 par le poète Giovanni Battista Guarini (1538, Ferrare-1612, Venise). L’œuvre a connu un succès immense, été diffusée et traduite dans toute l’Europe. Quant au tableau de Nicolas Poussin Et in Arcadia ego, — dont une version de 1638 est conservée au Louvre —, il est à l’origine de toutes sortes de spéculations et a même incité le peintre Wang Xingwei (1969, Shenyang), à reprendre ce thème introspectif avec Et in Arcadia ego ou Autoportrait (240 x 170 cm), une huile sur toile de 1995….   


Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 8) Sel et poivre, France, années 50, grès, L. 12 cm ; (ill. 9) Service sel, poivre et moutarde, années 50-60, céramique, H.14 cm, L. 13 cm


Comment conserver le sel ?

Au fil de cette rapide analyse, il n’en reste pas moins que la coupelle née d’une esthétique postarcadienne était destinée à contenir du sel l’espace d’un repas, le temps d’un festin. Il fallait ensuite le remettre dans un environnement autre, plus propice à sa conservation. Cette pièce mineure dans les arts de la table rappelle le soin porté à ces parures. En effet, pour conserver le sel de manière optimale et éviter qu’il ne s’agglomère ou ne perde en qualité, il faut le stocker dans un contenant hermétique. Le bois a fait place à un pot en verre avec un couvercle étanche ou un contenant en plastique résistant à l’humidité. Un endroit sec, à l’abri de l’humidité, empêchera l’agglomération du sel. Pas non plus de sources de chaleur directe, de chaleur excessive pouvant altérer la qualité du sel. De même, stocker le sel dans un endroit sombre peut aider à maintenir sa qualité en évitant toute exposition prolongée à la lumière directe du soleil. Le sel bien stocké peut rester utilisable pendant de nombreuses années. Si le sel a commencé à former des grumeaux ou à absorber de l’humidité, cassé en morceaux et tamisé il sera réutilisable.

Il n’empêche que cette omniprésence aux repas a généré toute une typologie, outre ces coupelles, de salières, de poivrières, souvent conjointes, qui ont permis la constitution de collections retraçant au mieux la curiosité du collectionneur …

Eléments bibliographiques

  • Jean-Claude Berchet, Et in Arcadia ego !, in : Romantisme, n° 51,‎ 1986, pp. 85-104
  • Christophe Comentale, Cent ans d’art en Chine ; préf. d’Emmanuel Lincot. Bourg : les éditions du Canoë, 2023. 537 p. : ill. Bibliog. Index.
  • Jean-Louis Hourquet, Que philosopher, c’est apprendre à mourir : une autre lecture des Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin, in : Dix-Septième Siècle, vol. 2, nos 263,‎ 2014, pp. 301-322
  • Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1969, 620 p. 
  • Jean-Louis Vieillard-Baron, Et in Arcadia ego. Poussin ou l’immortalité du Beau, Paris : Hermann, 2010.
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