Un aspect singulier du bouddhisme tibétain : les louanges aux vingt et une taras  

Présenter l’art tibétain à travers des pièces historiques ou contemporaines est toujours un événement singulier : le poids de l’histoire récente ne cesse d’être un prisme déformant qui pèse de façon anamorphique sur le regard du spectateur occidental, que celui-ci soit un curieux, un chercheur ou bien un habitué des images les plus inattendues. Pour tout sinologue, habitué à l’étude de différentes provinces, celle du Tibet reste une approche difficile d’une civilisation autre, complexe, mais forte.

Louanges aux vingt et une Taras, tangkhas, masques et bronzes de l’art tibétain,                            OMDP Lodève 3-30 octobre 2017, affiche de l’exposition                    © Art exhibitions China

Il semble utile de reprendre différents points sur ce qu’est l’art tibétain. Ce terme est, très logiquement, lié à la création au Tibet et dans d’autres royaumes de l’Himalaya, présents et passés, comme le Bhoutan, le Ladakh, le Népal et le Sikkim. Lorsqu’on évoque l’’art tibétain, on pense avant tout à une forme d’art sacré, qui reflète l’influence dominante du bouddhisme tibétain sur ces cultures.

Selon les études de collègues tibétologues, les influences sous-tendues par l’art du Tibet sont de plusieurs époques et aussi d’origines géographiques diverses.

Des jalons historiques

D’Ouest en Est, des jalons de l’histoire ont laissé leur marque. D’une part, l’influence hellénique est parfois notable si l’on a en mémoire les conquêtes d’Alexandre le Grand qui ont favorisé le développement d’influences artistiques grecques dans l’Inde du IVe siècle av. J.-C.. Cette remarque est particulièrement importante avec la force de la statuaire grecque, visible dans les centres bouddhistes dans l’Afghanistan et le Pakistan où a été menée avec éclat une nouvelle synthèse gréco-bouddhiste. Ce développement singulier marque autant la statuaire de pièces en bronze qu’en pierre.

On note d’autre part l’influence du Bouddhisme Mahâyâna (ou Grand Véhicule). Lors de l’émergence de cette branche du Bouddhisme en tant qu’école séparée, au IVe siècle, on note une importance considérable du rôle des bodhisattvas, ces êtres compatissants qui renoncent à leur propre accession au nirvāna, état que l’on peut définir de façon positive comme étant celui d’une paix intérieure totale et permanente, provenant du détachement pour aider les autres. Ces êtres qui renoncent à la béatitude sont des sujets très présents dans la statuaire bouddhique. Le bouddhisme tibétain, qui doit beaucoup à cette branche du bouddhisme Mayahana a, très naturellement, puisé à cette tradition. Un exemple de bodhisattva communément représenté dans l’art tibétain est la divinité Tchenrézi (Avalokiteçvara), de l’école de bouddhisme Gelugpa. Ce saint personnage prend souvent les traits d’un saint aux mille bras, avec un œil au milieu de chaque main, symbolisant un personnage compatissant qui voit tout et entend les requêtes des hommes.

Par ailleurs, une influence qui ne cesse d’intriguer, de solliciter l’imaginaire occidental est bien celle du tantrisme. Le bouddhisme tibétain est en effet une forme de bouddhisme tantrique ou bouddhisme vajrayâna, d’après le motif courant du vajra, le « diamant – coup de foudre » (dorje en tibétain). Un des aspects surprenants du Bouddhisme tantrique est la représentation courante de divinités courroucées. Ce courroux est en fait un signe de leur dévouement à la protection de l’enseignement dharma et des pratiques tantriques spécifiques en usage au monastère, afin de les prémunir contre toute corruption.

Egalement partie intrinsèque du bouddhisme tibétain, l’influence Bön, cette religion chamanique indigène de l’Himalaya, qui a donné à l’art tibétain un panthéon de divinités tutélaires locales.

Quelques remarques sur l’art contemporain tibétain

Il est communément admis que l’art tibétain contemporain se réfère à l’art moderne du Tibet après 1950.

La présence des artistes tibétains est permanente dans la vie culturelle du Tibet, qu’il s’agisse de la réalisation des peintures murales très élaborées des bâtiments religieux ou de la mise en espace des motifs qui ornent les meubles peints. Les artistes ont contribué à donner une identité graphique, spatiale, structurelle à toutes ces réalisations patrimoniales et artisanales.

Il est toujours compliqué de dater les œuvres léguées par une histoire plus ou moins récente, jugée parfois plus ancienne. La majorité des œuvres d’art subsistantes créées avant le milieu du XXe siècle sont consacrées à la représentation de sujets religieux et sont imprégnées de la tradition sur les deux plans de la technique (étant pour la plupart fixées sur le tissu ou sur des surfaces murales) et des sujets puisés dans le corpus nourri des textes religieux. Les œuvres sont commandées par des établissements religieux ou par des particuliers pieux pour un usage dans le cadre de la pratique du bouddhisme tibétain. En dépit de l’activité dense d’ateliers majeurs, il convient de remarquer que les artistes étaient la plupart du temps anonymes. Les œuvres réalisées dans ce contexte illustrent non seulement des concepts clés, philosophiques et spirituels, mais démontrent aussi la vitalité de l’esthétique tibétaine tout au long des siècles quant au développement d’écoles particulières et à la fertilisation croisée d’influences stylistiques venant d’autres pays voisins.

Ces grands traits ont cependant fait place à une conception autre des choses. Les créateurs qui continuent de représenter des divinités du panthéon complexe sont, plus que des hommes pétris de religion, des artistes, des créateurs qui s’expriment par un langage graphique personnel. Le pays s’est ouvert et ce nouveau regard sur le monde a forcément produit des conceptions autres de l’univers. Une nouvelle scène artistique est apparue qui permet aux artistes de voyager, de regarder ailleurs, sur les spiritualités autres, sur des techniques étrangères, sur des formes artistiques qui leur sont peu familières.

 Ainsi, certains ont décidé de se tourner vers la reprise de modèles traditionnels, peignant des thangkas, littéralement des « choses qu’on déroule, rouleau ». Ces oeuvres sont des peintures sur tissu – plus rarement sur cuir. Elles représentent habituellement des thèmes bouddhistes : déités, grands Maîtres, Mandalas. Ce mot sanskrit signifiant cercle, devient par extension, la sphère, l’environnement, la communauté. Il est utilisé surtout pour la méditation dans le bouddhisme. Le diagramme est dans tous les cas rempli de symboles et peut être associé à une divinité. Certains mandalas, très élaborés et codifiés, deviennent semi-figuratifs, semi-abstraits. D’autres représentations picturales mettent en présence de scènes plus profanes, voire des chartes de médecines et autres.

Il existe différentes techniques pour ces représentations, soit la peinture, polychrome ou dorée sur fond noir, soit l’applique de tissus comme le patchwork, soit encore le tissage, voire même par simple impression. Elles conservent les qualités iconographiques et esthétiques des œuvres précédentes. D’autres suivent une « voie médiane » combinant les leçons de l’art du passé avec des motifs et des techniques qui reflètent la modernité du Tibet. Enfin, un autre groupe invente un style complètement nouveau de peinture tibétaine qui tire son inspiration des mouvements d’art contemporain en Asie et en Occident pour produire des œuvres radicalement modernes, et même d’avant-garde. Cependant, ces trois approches sont dans une certaine mesure engagées dans un dialogue avec le passé et avec les œuvres des artistes tibétains de siècles précédents.

Syamatara (Tara verte)     22 x 16 x 38 cm.                  © Alain Cardenas-Castro

Tara verte                  Peinture minérale sur coton, 88 x 68 cm.               © Alain Cardenas-Castro

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des louanges aux vingt et une Taras

Selon les annales tibétaines, « Tara » est la mère des bouddhas [en chinois, 度母 dùmǔ (mère de la tolérance)], elle protège les montagnes au Tibet, et libère les hommes de la peur. Il existe vingt et une différentes formes de Taras qui se distinguent du point de vue iconographique par la couleur, la posture du corps et les attributs. Les langues chinoise et tibétaine, les deux versions du Dazangjing (La Grande collection de sutras) ont compris « Louanges aux vingt et une Taras ». Selon un historien de l’art tibétain « l’esprit de Tara est comme celui de la Vierge Marie, et la forme du Thangka similaire à la croix christique. Tous libèrent la spiritualité du temple et de l’église en construisant un lien de communication intérieure en tout temps et en tout lieu ».

Afin d’accompagner les visiteurs au long de leur parcours, quelques éléments relatifs aux Taras, ces divinités protectrices sont donnés ci-après :

Les formes ou émanations de Tārā, en majorité paisibles mais parfois courroucées, sont multiples, chacune ayant des fonctions et des attributs qui lui sont propres. Gosh Devendra Hegde en a recensé 76 et on lui connaît 108 noms.

Les Tārās sont souvent regroupées en séries de 21, de composition variable selon les écoles. Les principales sont associées à une couleur, les Tārās verte et blanche étant les plus connues. La culture populaire tibétaine voit dans les deux épouses bouddhistes attribuées au roi du Tibet Songsten Gampo leur incarnation, la princesse népalaise Bhrikuti étant une forme de la Tārā verte et la princesse chinoise Wencheng une forme de la Tārā blanche.

Aperçu non exhaustif des différentes formes de Tārās :

  • Tara verte: Tārā originelle dont les autres sont autant d’émanations car le vert peut représenter toutes les couleurs. Elle protège contre les dangers réels (les huit grands dangers mahā abhaya) ou spirituels. Elle est généralement appelée Syama (vert) Tārā. Une forme appelée Cintāmani Tārā (joyau qui exauce tous les vœux) est particulière au courant gelugpa. Khadiravani Tārā (Tara de la forêt des tecks), apparue à Nāgārjuna, est aussi assimilée à une protectrice de la végétation. Sous le nom de Janguli, elle contrôle les serpents ; il s’agit probablement de l’avatar d’une déesse locale.
  • Tara blanche: généralement appelée Sītā (belle) Tārā, elle représente la compassion, la longévité, la guérison et la sérénité ; la forme Cintācakra (roue qui exauce tous les vœux) est particulièrement protectrice.
  • Tara rouge: elle représente la destruction de l’illusion, le discernement et la transmutation du désir ; elle est parfois assimilée à Kurukulla, priée par les laïcs pour obtenir le pouvoir de persuasion [réf. nécessaire].
  • Tara jaune: richesse, prospérité assimilée à Vasundhara
  • Tara bleue: elle représente la transmutation de la colère et la destruction des obstacles à la pratique ; elle est parfois identifiée à une forme d’Ekajati, importante dans le courant nyingmapa.
  • Tara noire: il en existe plusieurs formes invoquées par les bouddhistes, l’une séduit les esprits malins et soigne les maladies qui leur sont associées, une autre confère l’invincibilité des actes et des intentions, et une autre encore conquiert les opposants (voir réf. Bibliographiques in fine).

Tārā est également une représentation de la prajñā comme parèdre du bouddha Amoghasiddhi, ou en tant que « mère des bouddhas », appellation qu’elle partage avec la Prajnaparamita. Sous sa forme de ḍākinī, elle apparaît parfois comme une jeune fille facétieuse venue se moquer de ceux qui se prennent trop au sérieux au cours de leurs pratiques.

Un art tibétain à la croisée des chemins

L’art de la peinture tibétaine tire son origine de l’art pariétal depuis des temps immémoriaux. À l’époque de l’Empire du Tibet, soit la première moitié du VIIe siècle, certaines peintures indiennes et népalaises sont populaires au Tibet. À cette époque il y a également des courants artistiques qui viennent de la plaine centrale de Chine. Du XIe XIIIe siècle, le style népalais est le plus populaire. Selon la légende, Byi’u sgang pa excelle dans ses représentations marquées par le style népalais. À la suite de son voyage à travers le Tibet, il assimile les techniques de l’art populaire et crée un nouveau style “l’école Byi’u sgan » qui est une étape importante dans l’histoire du développement de l’art tibétain.

Comme l’indique la Grande Encyclopédie chinoise, les thangka incarnent la sagesse du peuple tibétain en présentant la religion, l’histoire, l’astronomie, la géographie, la médecine et la philosophie, réunissant ainsi toutes les connaissances du Tibet. Louanges aux vingt et une Taras, présente des artistes tibétains contemporains de renom. L’exposition rassemble vingt et une Tara Thangkas ainsi que de nombreux objets de l’artisanat tibétain tels que des instruments de musique, des sculptures, des bijoux etc. Elle offre au public européen un nouveau regard sur l’esprit de l’art tibétain et sur une culture chinoise riche et multiple.

Louanges aux vingt et une Taras, tangkhas, masques et bronzes de l’art tibétain, OMDP, Lodève, 3-30 octobre 2017.                            Masques d’opéra tibétain                                            © Alain Cardenas-Castro

Les 21 masques sélectionnés sont intéressants tant pour leur présence polychrome forte qu’en raison de stylisations extrêmes, rappelant soit des œuvres d’art brut intégrées dans la création de certains artistes occidentaux jugés peu classables dans les grandes catégories où l’histoire de l’art essaie parfois tant bien que mal de les caser. On pense ainsi à Victor Brauner (1903-1966), à Virginia Tentindo et à différents créateurs influencés par une recherche de liberté comme en propose le Surréalisme…

Il n’empêche que cette singularité sans contrainte apparente des masques ne semble pas la même lorsqu’on est face aux statues en bronze doré ou aux peintures. La codification impérieuse et protectrice du langage des gestes met une distance face à l’œuvre, un peu comme c’est le cas dans une église occidentale face à une Crucifixion, à un Jugement dernier…

Peu importe, finalement, qu’une oeuvre semble avoir un poids différent d’une autre, qu’elle marque ou pas le visiteur. L’essentiel est que cette importante manifestation d’art tibétain montre la diversité des expressions, des techniques envisagées pour traduire des envies, des passions, des états d’esprit. Et surtout, l’envie d’en voir d’autres, de savoir comment cet art religieux est devenu un ensemble de créations d’hommes qui ont le sens du monde qui leur fait face et enrichit leur environnement intellectuel autant que psychologique ou la force de leur regard sur l’univers…

Éléments de bibliographie et sites

Références bibliographiques

  •  Le monde du Bouddhisme. Paris : Bordas, 1984.293 p. ill. Bibliog. Pp.279-281. Index
  • Beyer, Stephan, The cult of Tara, magic and ritual in Tibet. Berkeley : California press, 1964. 542 p.
  • Tucci, Giuseppe, Tibetan painted scrolls, Rome, 1949. 3 vol.
  • Jetsun Taranatha, Le Soleil de la confiance, La vie du Bouddha, Éd.Padmakara, 2003.
  • Dharmachari Purna, Tara: Her Origins and Development (site)
  • Jo-nan Taaranaatha, The Origin of the Taaraa Tantra Templeman. New Delhi : Library of Tibetan Works & Archives, 1981 (site)

Sites

  • Article Tara (source : Wikipédia)
  • Wenku.baidu (en chinois)

 

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