De la musique andine autour des Cardenas-Castro. Le compositeur Roberto Ojeda Campana, le guitariste Osmán del Barco, la musique cuzquénienne génératrice de [Panoramas] (12)

par Alain Cardenas-Castro

Après avoir retrouvé dans le fonds d’archives de l’atelier de la rue Vineuse une cassette audio d’un enregistrement effectué en 1981 au Pérou, je me suis rappelé mon père, le peintre Juan Manuel Cardenas-Castro (1891-1988), me parlant de ses aptitudes à jouer de la guitare dans sa jeunesse. Il entonnait des vocalises tout en m’expliquant la rythmique de l’instrument et en évoquant ses souvenirs liés à cette musique andine particulière, le Huayno[1].

A partir de ce document sonore, il m’a paru important de regrouper les diverses pièces couvrant le domaine musical dans le fonds d’archives de l’atelier de Juan Manuel Cardenas-Castro : partitions musicales, courriers, photographies, etc. La plupart de ces pièces proviennent de l’échange épistolaire avec son ami de jeunesse à Cuzco, le musicien Roberto Ojeda Campana (1895-1983). Pour faire suite à cet inventaire non exhaustif, j’ai trouvé opportun de présenter ce corpus documentaire qui entre dans le cadre de ma recherche sur la lignée des Cardenas-Castro peintres et muséographes.

Dans un premier temps, en suivant la logique du plus grand nombre, j’ai décidé de présenter les documents relatifs au musicien Roberto Ojeda. Dans un deuxième temps, j’évoque la rencontre de José Félix Cardenas-Castro (1899-1975) avec le guitariste Osmán del Barco (1902-1966), à partir d’extraits tirés du livre d’Ernesto More, Huellas humanas. Et, dans un troisième temps, je retrace le projet photographique que j’ai réalisé lors de mon voyage au Pérou en 1988. Il témoigne de mon regard sur la culture musicale du Sud-andin venant confirmer, que, comme pour nombres d’artistes, l’élargissement du champ des investigations à des domaines autres, en l’occurrence, celui de la photographie documentaire, voire anthropologique, permet d’enrichir le travail de conception et les modes de productions plastiques.

(ill. 1) De gauche à droite. Juan Manuel Cardenas-Castro et Roberto Ojeda, Cuzco, mai 1981. Visuel, Thérèse Cardenas-Castro

Roberto Ojeda, l’un des Cuatro Grandes du Cuzco

Lors de son voyage au Pérou en 1981 ; de cet unique retour dans son pays d’origine depuis son installation à Paris en 1920, Juan Manuel Cardenas-Castro a pu revoir quelques-uns de ses amis de jeunesse comme le musicien Roberto Ojeda. Né à Cusco le 1er juillet 1895, Roberto Ojeda a été initié à la musique par son père, Mariano Ojeda, compositeur de musique sacrée et organiste de la cathédrale de Cuzco. Il a ensuite poursuivi ses études au Séminaire de San Antonio Abad et à la Faculté des Lettres et de Droit de l’Université San Antonio Abad de Cusco. C’est à l’âge de 28 ans, en 1923, qu’Ojeda conduira la direction musicale de la Misión Peruana de Arte Inkaiko[2] (Mission péruvienne de l’art inca) à travers différents pays d’Amérique latine. Durant sa carrière, ce remarquable musicien réalisera plus de trois cent pièces musicales de style andin. Considéré comme l’un des plus importants compositeurs de la musique cusquénienne, Roberto Ojeda fait partie des  Cuatro Grandes[3]. Il lui importera tout de même de consacrer régulièrement un temps d’enseignement pour dispenser son expérience et son savoir dans plusieurs écoles de Cuzco ou comme professeur de guitare à l’Ecole régionale de musique au cours des années 1950. Il sera également violoniste de l’Orchestre philarmonique de Cusco retrouvant la spécialité instrumentale de ses premiers apprentissages. Mon père m’évoquait également son ami d’enfance comme l’auteur de l’Hymne du Cusco[4]. J’apprendrai plus tard qu’il a également composé un hymne à Micaela Bastidas et un hymne à Túpac Amaru II[5].

(ill. 2)


(ill. 2 et 3) Verso et recto. Photo dédicacée par Ojeda à l ‘attention de Juan Manuel Cardenas-Castro : Para mi querido amigo y hermano Sr. Juan manuel Cárdenas Castro, gran artista y frerito cusqueño que ha dado honor al Cuzco, durante 70 años en París. Un piqueño recuerdo de su hermano y amigo Roberto Ojeda C. Cuzco, mayo 23 de 1981. Tirage argentique, 24 x 18 cm.


(ill. 3)

Les retrouvailles de Juan Manuel Cardenas-Castro et Roberto Ojeda

Juan Manuel Cardenas-Castro a retrouvé son ami Roberto Ojeda dans sa charmante maison fleurie de Cuzco (ill. 1). C’est certainement à cette occasion que son ami musicien lui a offert la photo dédicacée qui le présente dirigeant un orchestre (ill. 2 et 3). Par contre, je ne ne me souviens pas que mon père ait mentionné la participation d’Ojeda à la prestation musicale donnée à l’occasion de son anniversaire et enregistré sur la cassette retrouvée. En effet, lors de sa visite en mai 1981 sa famille lui a organisé une fête pour son anniversaire, accompagné de musique, pour célébrer également son retour au Pérou après tant d’années passées loin de son pays natal. Ce concert improvisé et enregistré en souvenir de l’événement a été effectué aux sonorités de la guitare et accompagné de chants sur une mélodie de Huayno. Quelques temps après son retour en France, mon père a reçu deux pièces musicales de son ami Roberto Ojeda. Elles sont dédicacées et annotées sur la face et sur l’envers d’une partition. L’une des pièces  dédicacée « A mi herman Juan Manuel Cárdenas Castro » est un Huayno intitulé Linda cusqueñita-Wayno. La pièce est à jouer sur un tempo allegreto. Les annotations précisent l’instrumentation avec « guitares, charangos, arpas y quenas ». Les annotations se continuent  poétiquement, « Sueltan melodias esta noche para linda cusqueñita. Mi cusquenita de ojos negros de labios de amor, que ilas el alma con iluciones al almanecer. Hilaras para mi sonrisas de amor junto a la luna. ». Elle est datée et signée, « Cusco, Febrero 21 de 1982. Roberto Ojeda C. »

Cette partition (ill. 6) est une des pièces retrouvées dans l’atelier de la rue Vineuse avec une photographie représentant Ojeda lors d’une remise de décoration. Au dos de cette photo non datée, un tampon indique un cliché du photographe Martin Chambi. Le tirage endommagé comporte sur son verso la signature du compositeur (ill. 4 et 5).

(ill. 6)

(ill. 4)

(ill. 5)


Ci-dessus. (ill. 4 et 5) Roberto Ojeda, sd, Estudio fotografico Chambi, tirage argentique, 24 x 18 cm.


José Félix Cardenas-Castro et Osmán del Barco

Au cours des années 1920, José Félix Cardenas-Castro rencontre le poète péruvien César Vallejo.

« Le cholo Vallejo disait que je me soûlais avec un café crème  » — nous raconte José Felix Cardenas Castro au moment où, avec Osmán del Barco, nous l’avons invité à prendre l’apéritif. Nous n’avons pas trouvé d’autre manière que de l’inviter à un goûter, de peur toutefois que cela ne lui monte à la tête.

Ce passage tiré du livre Huellas humanas a lieu au cours d’un apéritif que prennent l’auteur de l’ouvrage, Ernesto More, en compagnie d’Osmán del Barco[6] et de mon oncle, José Félix Cardenas-Castro. Au cours de cette entrevue amicale, ces exilés péruviens se remémorent leurs années parisiennes en compagnie de leur ami commun le poète César Vallejo. C’est en 1923, deux ans après son arrivée à Paris que mon oncle a connu le poète. On peut imaginer qu’Osmán Del Barco pouvait interpréter en tant que guitariste des airs de Huayno. Une manière pour ces compatriotes d’évoquer leurs racines andines et leur terre natale, le Huayno est une musique relativement rythmée mais dont les intonations sont propices à générer le sentiment de nostalgie.

Par ailleurs, le guitariste Osmán del Barco est l’héritier d’une tradition musicale européenne. En effet, les interprétations à la guitare — instrument d’origine espagnole — ont été transposées par les populations du Nouveau Monde en prenant des formes locales. Et de la même manière qu’en Europe, les musiciens ont utilisé la guitare en accompagnement du chant. Ainsi, les sérénades et les poésies espagnoles et quechuas ont été jouées depuis le XVIIe s. au Pérou et leurs compositions ont été majoritairement conçues sur un mode musical européen.

De la musique cusquénienne entre profane et religieux

Le voyage que j’ai effectué en 1988 au Pérou m’a permis d’étudier la culture et les traditions du monde andin. La visite des lieux de création comme l’atelier du peintre muraliste Juan Bravo Vizcarra m’a permis d’étoffer mes connaissances de l’histoire de l’art mural du Sud-andin. Ce voyage d’étude m’a également permis de suivre la fête dédiée à la Virgen del Carmen parmi d’autres événements festifs de type religieux. Cette vierge qui est célébrée annuellement est accompagnée par des ensembles musicaux comme la plupart des festivités au Pérou. Ce sont des occasions pour les fanfares municipales de se produire en suivant les cortèges et processions religieuses. Ainsi, j’ai pu suivre cette célébration à Písac, un village qui est situé dans la Vallée sacrée des Incas. Cela m’a permis tout au long d’une journée d’accompagner les cortèges et les fanfares sur leurs parcours urbains ponctués de haltes régénératrices. Ce reportage photographique effectué à la mi-juillet a été réalisé à l’aide d’un modeste appareil reflex automatique 24 x 36 de marque Canon. A partir de plusieurs clichés pris d’un même point de vue j’ai pu composer des scènes panoramiques en assemblant plusieurs tirages de formats 10 x 15 cm (ill. 7 et 8). Aujourd’hui, ce système d’assemblage a été automatisé par les systèmes d’applications inhérents aux téléphones mobiles.

(ill. 7)

(ill. 8)


Ci-dessus. (ill. 7 et 8) Fête de la Virgen del Carmen à Písac (1988), Montages photographiques, tirages argentique 10 x 15 cm contrecollés sur carton souple (série de 17 montages).


[1] Le Huayno est une musique et une danse populaire et traditionnelle du Pérou. Cette musique d’origine précolombienne est jouée à l’occasion d’événements festifs. Expressions de sentiments divers, le huayno est une musique rythmée et rapide à contrario du YaravÍ une autre musique andine de type plus mélancolique.

[2] la Misión Peruana de Arte Inkaiko à l’initiative de l’ambassadeur d’Argentine au Pérou Roberto Levillier a proposée des présentations artistiques indigénistes dans divers pays d’Amérique latine, la Bolivie, l’Argentine et l’Uruguay, au cours des années 1923 à 1928. Accompagnée par l’historien et anthropologue péruvien Luis E. Valcárcel, cette mission a été à l’origine de la création en 1924 du Centro Qosqo de Arte Nativo dont Ojeda a été le fondateur et président.

[3] Les Cuatro Grandes, Juan de Dios Aguirre, Roberto Ojeda Campana, Francisco González Gamarra y Baltazar Zegarra Pezo sont quatre musiciens considérés comme les compositeurs les plus importants de la première moitié du XXe s. à Cuzco en créant des compositions pour piano et ensembles à résonnances andines.

[4] Les paroles de l’hymne du Cusco ont été créées en 1944 par le poète cusquénien Luis Nieto Miranda, Roberto Ojeda en a composé la musique. Cet hymne officialisé en 1984 est joué au cours des célébrations publiques après l’hymne national. Depuis sa traduction en langue quechua en 1991, la municipalité a décidé que l’hymne au Cusco soit interprété en quechua.

[5] Voir en bibliographie l’article De la diversité de la littérature grise : à propos des collages du quartier Goutte d’Or – Château Rouge. L’hommage anonyme aux Péruviens Bryan Pintado Sánchez et Inti Sotelo Camargo.

[6] Osmán del Barco (1902-1966) était un guitariste péruvien né à Ayacucho qui a étudié la guitare classique en Europe avec Emilio Pujol (Octavio Santa Cruz (2004), The Guitar in Peru).

Éléments de bibliographie

  • Enregistrement sonore sur cassette audio, 60 min, Pérou 1981. Fonds de l’atelier de Juan Manuel Cardenas-Castro.
  • Mendoza, Zoila, Crear y sentir lo nuestro: folclor, identidad regional y nacional en el Cuzco, siglo XX. Lima: Fondo Editorial de la PUCP, 2006.
  • Vargas Balina, María Ekaterina, Los cuatro grandes del Cusco : análisis estético de un regionalismo musical, PUCP, Lima 2019.
  • Carrasco Segovia, R. (2017). El huayno, apuntes sobre su rítmica. CUADERNOS ARGUEDIANOS16(1), 139-151. Recuperado a partir de http://cuadernosarguedianos.escuelafolklore.edu.pe/index.php/ca/article/view/51
  • Cardenas-Castro, Alain, De la diversité de la littérature grise : à propos des collages du quartier Goutte d’Or – Château Rouge. L’hommage anonyme aux Péruviens Bryan Pintado Sánchez et Inti Sotelo Camargo. In Sciences & art contemporain, publié le 17-01-2021.
  • More, Ernesto, Huellas humanas. Editorial San Marcos, Lima 1954, 149 p.
  • Photo dédicacée par Roberto Ojeda à l ‘attention deJuan Manuel Cardenas-Castro : Para mi querido amigo y hermano Sr. Juan manuel Cárdenas Castro, gran artista y frerito cusqueño que ha dado honor al Cuzco, durante 70 años en París. Un piqueño recuerdo de su hermano y amigo Roberto Ojeda C. Cuzco, mayo 23 de 1981. Tirage argentique, 24 x 18 cm.
  • Cardenas-Castro, Alain, Fête de la Virgen del Carmen à Písac (1988), tirages argentiques 10 x 15 cm contrecollés sur carton souple, série de 17 montages photographiques [Panoramas]. Col. de l’artiste.

 

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