Sanzhar est un artiste plasticien kazakh 

par Alain Cardenas-Castro et Christophe Comentale

« Sanzhar est un artiste plasticien kazakh ». Ainsi commence la fiche biographique traduite en français sur cet artiste plasticien. On apprend aussi assez vite que son travail apporte autant d’attention à la gravure sur pierre qu’aux graphiques stellaires. Est-il pour autant archéologue ? Rêve-t-il de maçonner l’univers ? C’est, en tout cas un devin. Sa pratique de la contemplation intérieure y fait songer, ses images étant tracées en une suite de points. Des points perçus comme les marqueurs initiaux de l’espace et du temps. Il semble que ce sportif soit en phase avec l’univers qui le borde, le protège et l’entoure. Le corps, l’âme, l’univers, autant de pôles antithétiques mais complémentaires aussi.

Sanzhar Zhubanov est né en 1967 à Almaty (Алматы), ancienne capitale du Kazakhstan de 1929 à 1997, ville située au centre de l’Eurasie, dans la partie sud-est de la république du Kazakhstan, au nord de la chaîne de montagne des Tianshan ou Monts célestes si denses en légendes de toutes sortes, en tout cas, lieux où les divinités diverses aiment à se réunir. Almaty [la ville des pommes] est entourée de forêts ou croît ce fruit, le Malus sieversii, en cohabitation avec d’autres espèces de pommes sauvages.

(ill. 1) Sanzhar Zhubanov devant ses peintures et une de ses installations de pierres gravées, 2023

Du karaté aux arts martiaux

Il y a dans cette discipline que Sanzhar Zhubanov domine avec tant de décontraction apparente, comme dans son art, cette même force qui maîtrise et équilibre l’univers. En symbiose sensible, Sanzhar Zhubanov étudie l’art oriental et la sculpture à l’Académie kazakhe des sports et du tourisme, comme cela se fait dans ce monde oriental avec beaucoup de succès, en Russie comme en Chine. Il est aussi diplômé du Collège des arts d’Almaty. Cette triple approche du monde, par le corps, la sculpture, axe de sublimation des reliefs qui sont et pourraient être, et enfin par le dessin, la peinture, les nombreux matériaux qui l’enrichissent et la subliment, sont autant de directions qui s’ajoutent au talent et à l’imaginaire empreint de spiritualité de ce nomade Saka[1], ethnie et culture auxquelles il se sent lié. Nomade, il l’est à plus d’un titre, par le mouvement contrôlé et spontané qui l’anime, autant qu’avec ses œuvres, génératrices et évocatrices de ces mondes, de ces univers qui renvoient aux galaxies déjà figurées dans les rituels de civilisations antiques, chacun ayant senti et développé de façon plus ou moins intuitive et nécessaire comment le vide dégage une densité pleine de ces ions pour Lucrèce, de ces dix mille choses [万物] selon Laozi et son approche du Dao ou Voie, … Peu importe, en fait, que ce créateur soit un karateka de haut niveau, un sculpteur ou un peintre. Il est et reste un magicien qui anime de son énergie intérieure une chronologie personnelle renouvelée au fil de ses créations. L’intemporalité créatrice de Sanzhar reflète la profondeur de sa sensibilité qui devient une suite d’œuvres contenant chacune une esthétique renvoyant aux expressions contenues dans les créations archéologiques ou artistiques de périodes multiples (ill. 2, 3 et 4).

Ci-dessus, de gauche à droite.(ill. 2) Sanzhar Zhubanov. Сontemplation de la pierre (2022), 70 x 60 cm, stylo gel et acrylique sur papier ; (ill. 3) Sanzhar Zhubanov. La mère cerf (2019), stylo gel et acrylique sur papier 70 х 100 cm ; (ill. 4) Sanzhar Zhubanov. Dans le ciel (2019), stylo gel et acrylique sur papier 70 х 100 cm

On peut ainsi comparer cette alliance du corps et de l’esprit sensible à l’attrait d’Yves Klein (1928-1962) pour l’exercice physique et son aspiration à « l’Aventure » du voyage de la création et de la spiritualité. En effet Klein découvre « la voie de la souplesse » en 1947, à une époque où le judo n’est pas considéré comme un sport mais plutôt comme une méthode d’éducation intellectuelle permettant d’accéder à la maîtrise de soi. La même année, il effectue un partage symbolique du Monde en s’inspirant des trois catégories de l’Univers d’Heindel en choisissant le minéral et le ciel. Ces deux adeptes du geste à dimension mythique, Sanzhar et Klein, ont tous deux forgé les bases de leur pensée pour imaginer la matière à la lecture de Gaston Bachelard (1884-1962). Toutefois Klein utilisera son bleu, celui d’un ciel diurne immaculé tandis que Sanzar préférera la nuit constellée d’étoiles (ill. 5 et 6) dont le graphisme rappelle celui des lignes de Nazca. Des tracés énigmatiques réalisés dans le désert côtier du nord du Pérou entre 500 av. et 500 apr. J.-C. par les cultures Nazca (200 av. J.C. et 700 ap.) et Paracas (500 av. J.C. et 200 ap.) (ill. 7).

Ci-desus, de gauche à droite. (ill. 5) Sanzhar Zhubanov. Les étoiles du matin (2019), stylo gel et acrylique sur papier 70 х 100 cm ; (ill. 6) Sanzhar Zhubanov. Dans les yeux des cerfs des étoiles (2022), stylo gel et acrylique sur papier 70 х 100 cm

(ill. 7) L' »Arbre ». Vue aérienne de l’un des géoglyphes des lignes de Nazca (culture Nazca, situé dans le désert de Sechura, près de la ville de Nazca. Crédits : Diego Delso CC BY-SA delso.

Avant le langage, le signe

Toute approche suppose une envie, un désir. Lorsque Sanzhar s’attaque à la sculpture autant gravure en relief léger ou, au contraire, plutôt devenu matière, il en sort un contour, un effet dont la phase concrète au regard rend des animaux peuplant les régions qui sont les siennes. Alors, le chameau laineux (ill. 8), les différentes espèces d’antilopes et de cerfs (ill. 9) rappellent ces multiples œuvres qui sont mobiles, nomades aussi. Leurs dimensions modestes en font des pierres propitiatoires ductiles et palpables. Une sensualité les renvoie presque à ces pierres dures que les lettrés affectionnent, qu’ils taquinent au creux d’une main. On peut ici, voir également la densité et la force de la vie avec l’originalité de ces motifs répétés pour un mouvement indicible devant déboucher sur la multiplication des êtres. Moins loin de nous, la Vallée des merveilles et le Mont Bégo, un sommet situé dans les Alpes-Maritimes au sein du massif du Mercantour-Argentera, proche de la vallée de la Roya. Ce Mont Bégo a été fréquenté par les bergers, à l’origine des gravures dans la vallée des Merveilles il y a plus de 4 000 ans, un lieu vénéré pour son caractère unique et son atmosphère proche de gisements de fer et d’uranium. Les êtres créés sont animés d’une énergie semblable, entouré d’un mystère proche (ill. 10).

Le corniforme symbolise selon les cas, le Dieu-Taureau maître de la foudre et dispensateur de la pluie fertilisante, la déesse-terre qui doit être fécondée par le dieu du ciel et, parfois même, le prêtre. Certaines compositions qui utilisent des corniformes évoquent le couple divin primordial, c’est à dire les deux divinités principales qui devaient être vénérées dans la montagne sacrée du Bego : le Dieu-Taureau, maître de l’orage et la Déesse-Mère. D’autres compositions évoquent le sacrifice du taureau divin qui, à l’exemple de Zeus crétagène, doit mourir pour ressusciter au printemps et, avec le retour de la végétation, apporter l’abondance aux humains. (Henry de Lumley)

(ill. 10) Corniformes emboités, gravures du Mont Bégo, Vallée des Merveilles. Piquetage (les gravures sont réalisées par enlèvement de matière sur une petite surface. Par légères percussions avec un outil de pierre (quartz) le graveur  creuse de petits trous appelé micro-cupules. En multipliant les frappes il enlève ainsi toute la partie superficielle de la roche sur une profondeur de 0,5 à 5 mm. C’est l’analyse au microscope de ces cupules qui a permis de déterminer la méthode utilisée (voir en bibliographie Jérôme Magail).

Un autre type de sujet, de personnage, s’est emparé de ces sortes de divinités, en phase, peut-être, pour se transmuter en menhirs, dans un sillage sensible, comme l’est celui des statues-menhirs du musée Fenaille à Rodez. Cet ensemble de statues a été érigé au Néolithique entre 3500 et 2500 avant notre ère. L’attitude de ces figures hiératiques (ill. 11) fait le constat d’une prise de possession de la pierre, cette présence au monde, drainant une sensation d’aboutissement, d’ataraxie, de regard absent au monde. Cette statue / sculpture (ill. 12) de Sanzhar, une œuvre de quelque 30 sur 40 centimètres, me semblerait un havre de calme, de complétude, même, allant dans cette même force qu’exhalent les statues taoïstes, souvent des sages locaux jusqu’à ceux qui parviennent aux Monts Kunlun. Cette complémentarité des reliefs adoucis ou usés devient une familiarité sur ces êtres devenus les chefs d’un lieu de calme. Un lieu que l’on peut déplacer : mobilité, nomadisme encore, disponibilité face à l’univers. Un temps primordial retrouvé, celui du paléolithique, il y a environ 40 000 ans, avec les premières expressions artistiques de l’art en Europe sur de petites pièces mobiles et sur les parois rocheuses (ill. 13) à l’égal de celui des populations dites primitives, ou, tout à fait symétrique, une approche dans le sillage des êtres de Jean Dubuffet (1901-1985) (ill. 14) ou des évocations de ces pétroglyphes dont Jacqueline Ricard fait naître des parcours autres, dans la sublimation de l’Histoire, dans les sinuosités d’une diachronie du mythe.

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 11) La Dame de Saint-Sernin (autour du 3e millénaire avant notre ère), grès, 113 x 56 x 18 cm, Musée Fenaille- Rodez, coll. SLSAA ; (ill. 12) Shanzhar Zhubanov, Pierre sculptée représentant un personnage masculin ; (ill. 14) Jean Dubuffet Henri Michaux acteur japonais (1946), huile sur toile, 130 x 97 cm.

(ill. 13) Bloc à l’aurochs gravé (vers – 38 000 ans, culture aurignacienne), gravure et piquetage. Calcaire, Abri Blanchard, Sergeac, Dordogne. A ce jour, la plus ancienne « image » connue d’Eurasie occidentale.

Outre la pierre, le papier et le mouvement

Technicien chevronné, Sanzhar aime manipuler les matériaux qui donnent un aspect autre à son œuvre nomade. Crayon graphite, stylo feutre et acrylique forment ainsi une technique mixte des plus appropriées à conjuguer épaisseur de la matière, précision de la structure, douceur des fonds. Une répétition, répétitivité plus précisément, repiquage du motif, de la cause qui induit ce motif et son déplacement continuel, infini, rejoignant ainsi le mouvement de Getulio Alviani, (1939, Udine – 2018, Milan) disparu récemment, un des chantres du mouvement cinétique (ill. 15). Les compositions circulaires ou carrées sont répétées 6 fois, 6 cercles à l’intérieur d’un plus grand format presque en ellipse, Passionarité (2022) (ill. 16) ou 9 carrés en 3 rangs de 3, La voie lactée (2022) (ill. 17), ou encore de dimensions imposantes, Naissance de l’ornement (2022), 150 x 180 cm (ill. 18), cette dernière est la reprise de 9 toiles de 50 sur 60 cm où gouache, acrylique et vernis fondent ces complexes intersidéraux faits de points sans ligne matérialisée.

(ill. 15) Getulio Alviani. Testura grafica (1972), sérigraphie sur PVC, 92 x 92 cm
(ill. 16) Sanzhar Zhubanov. Passionarité (2022), stylo gel et acrylique sur papier, 63 x 63 cm 

Ci-dessus, de gauche à droite. (ill. 17) Sanzhar Zhubanov. La Voie Lactée (2022), gouache, acrylique et vernis sur toile, 150 x 180 cm, assemblage de 9 toiles 50 x 60cm ; (ill. 18) Sanzhar Zhubanov. Naissance de l’ornement (2022), gouache, acrylique et vernis sur toile, 150 x 180 cm, assemblage de 9 toiles 50 x 60cm 

« J’ai vu – dit l’artiste – cet ornement en regardant du haut de la colline vers le lac de montagne. Le vent, les cygnes, les sources chaudes et le sable doré étaient aussi des artistes. Ce sont eux qui ont aussi tourbillonné à la surface de l’eau dans de beaux motifs et dans les nuits étoilées, l’eau salée absorbe la lueur d’un nombre incalculable d’étoiles et cette lumière avec des fils d’argent va dans les profondeurs de l’eau. En pénétrant dans les motifs sur l’eau, j’ai senti que la nature du lac m’a ouvert sa beauté ! Le vent, le sable doré, les ailes du cygne et l’eau salée sont les pinceaux et les peintures de l’esprit de l’eau. Je n’ai fait que rythmer les motifs et m’émerveiller devant l’image écrite ».

Long pan d’un texte programmatique et constat de vie : face à l’univers, l’homme se doit de rester modeste, une modestie conforme à son échelle, microcosme face au macrocosme constitué par l’univers, à la façon des anciens, à celle aussi des franciscains, tout comme l’artiste chinois sait, jusqu’à une date récente, rester modeste face au monde. Mais, lorsque l’échelle change, cela devient une autre histoire, différente de celle de Sanzhar Zhubanov, l’homme qui continue de parler aux étoiles en s’effaçant devant elles…   

Sanzhar Zhubanov expose actuellement du 4 mars au 14 mai 2023 au Grand Hotel Tien Shan, Kabanbay Baty 115, à Almaty (Kazakhstan).


[1] Les Saka sont des peuples nomades d’Asie centrale. L’archéologue kazakh Mir Kadirbayev (1932-1982) a introduit le terme de « communauté culturelle saka » pour la zone orientale de la culture des steppes (Ancient culture of Central Kazakhstan, Alma-Ata 1966, pp. 303-433). Kadirbayev est le découvreur de la culture archéologique de Tasmola, premier âge du fer (VIIe-IVe av. J. C.) et a également apporté une importante contribution à l’étude des pétroglyphes du sud du Kazakhstan.

Eléments bibliographiques :

  • Alain Cardenas-Castro. Art Paris 2019, une édition particulière ? in Sciences & art contemporain, avril 2019
  • Arman Z. Beisenov. Architectural characteristics of the sak barrows from Сentral Kazakhstan, Institute of Archaeology aft. A.Kh. Margulan, Almaty, 2013
  • Margulan A. X. Akishev K. A. Kadyrbayev M., Orazbayev M. A. Ancient cultures of the Central Kazakhstan. Alma-Ata, 1966
  • Gaston Bachelard. La terre et les rêveries de la volonté. Librairie José Corti, 1948, 409 p.  
  • Yves Klein. Catalogue d’exposition. Paris, Musée national d’art moderne 3 mars-23 mai 1983. Centre Georges Pompidou, 1983, 424 p. ill. noir et coul.
  • Site du musée Fenaille, Rodez : https://musee-fenaille.rodezagglo.fr/preparer-sa-visite/circuits/les-statues-menhirs/
  • Christophe Comentale. A propos du… tondo récent de Jacqueline Ricard gravé au carborundum in Sciences & art contemporain, février 2021
  • Jérôme Magail. Les gravures rupestres du Mont Bego des activités et des rituels en leurs temps. Bulletin du Musée d’Anthropologie préhistorique de Monaco, 2006, 46, pp.96-107. ffhal-02362522f
  • Henry de Lumley et Annie Echassoux. La montagne sacrée du Bégo, Editions CNRS 2011, 300 p. ill.
  • Las Líneas y Geoglifos de Nasca y Palpa. Sitios del patrimonio mundial del Perú : https://patrimoniomundial.cultura.pe/sitiosdelpatrimoniomundial/l%C3%ADneas-y-geoglifos-de-nasca-y-palpa
  • R. Bourrillon, R. White, E. Tartar, L. Chiotti, R. Mensan, A. Clark, J.-C. Castel, C. Cretin, T. Higham, A. Morala, S. Ranlett, M. Sisk, T. Devièse, D.J. Comeskey, A new Aurignacian engraving from Abri Blanchard, France: Implications for understanding Aurignacian graphic expression in Western and Central Europe, Quaternary International, Vol. 491, 2018, pp. 46-64

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