Le Musée du graffiti, œuvre d’art totale de Greg Arek

par Ma Li Dautresme et Alain Cardenas-Castro, coordination éditoriale de Christophe Comentale


« Le musée du Graffiti n’est pas. N’a jamais été. C’est ce postulat qui a enclenché la démarche ». Greg Arek, Propos d’escalier, 2019.

Si les tout premiers signes assimilables à des graffiti remontent à la présence d’éléments archéologiques, alphabétiques ou graphiques Est – Ouest et contemporains du Néolithique, des tentatives de mise en forme de signes autres ne cessent de se faire jour, comme cette singulière apparition d’un musée du graffiti dans un passage parisien est la plus récente illustration de cet intérêt reparu pour les écritures révélées et imaginaires. Parcours d’un artiste, essence et incarnation de soi-même.

De la diversité des musées du graffiti

Lorsqu’on évoque le graffiti, le mot indique l’éraflure, le stylet à écrire selon des étymologies gréco-latines voisines ; si l’on va vers des graffiti issus de la tradition nord-américaine comme les tags, graff, free style,… on s’achemine alors vers les revendications d’un milieu de créateurs se réclamant de cette forme d’art urbain et voulant ou pas être reconnus comme tels. La tentation de trouver une définition une et pleine est très vite présente, tout comme, dans cette même ligne de curiosité, la trace du premier musée consacré à cette typologie plurielle sollicite l’étonnement de tout un chacun.

Par ailleurs, c’est en 1960 que Brassaï publie le livre Graffiti, fruit de trente ans de recherches, il propose le graffiti comme une forme d’art brut, primitif, éphémère. Picasso y participe également. C’est sans doute en Occident la première fois que l’on évoque le graffiti comme un art, tandis que sous les Song, le calligraphe Wang l’encre fait naître les formes les plus extrêmes en plongeant sa barbe dans l’encre et en la répercutant contre le mur tendu du support qui va recueillir son œuvre.

Parmi les nombreux musées fondés autour du graffiti dans le monde, rappelons qu’un musée du graffiti ancien existe à Marsilly. Mais le premier musée de graffiti historiques a été créé par Serge Ramond en 1987 à Verneuil-en-Halatte dans l’Oise. Ce lieu regroupe plus de 3 500 moulages de graffiti de toute la France couvrant 10 000 ans d’histoire.

Un autre projet muséal à l’initiative de l’association de quartier Lilolila est ouvert depuis le 26 mai 2009. Ce musée des graffiti invite des graffeurs à exercer leur talent sur des panneaux changés tous les 15 jours. Ceux jugés les meilleurs sont conservés pour constituer une collection. Ce lieu est sis dans le quartier Belleville et aménagé dans un jardin partagé du 19e arrondissement depuis 2004. A l’autre bout du monde, proche de l’institut central des Beaux-arts de Pékin, un jeune artiste, Chi Peng, a monté un lieu où graffiti en place et graffiti numérisés se partagent un espace éphémère, irrégulièrement ouvert au public.

De l’idée d’un musée du graffiti…

L’idée naît d’un artiste graffeur, Greg Arek. Né en 1981 à Colombes, il manifeste très tôt une volonté de savoir empreinte d’éclectisme. Enfant, il a alors onze ans, c’est un cadeau, un appareil photographique, qui lui fait prendre goût à l’image. C’était, se souvient-il « un appareil de marque japonaise, sans zoom. Je me suis attelé à trouver dans mes prises de vue un certain rendu objectif ». Il n’en commence pas moins quelques années après un cursus en médecine puis se tourne vers la filière artistique. Il obtient en 2005 un diplôme de communication visuelle. « J’ai acquis durant ces années à la faculté de médecine, une approche pragmatique et un besoin d’analyse et d’expérimentation qui sont restés présents dans toutes mes démarches » précise Greg Arek.

L’amateurisme photographique reste une passion forte et profonde : il ne cessera de photographier à la fois comme un chercheur et autant aussi en faisant œuvre d’archiviste. Les photographies des tags sont classées par période, par lieu et par artiste : « j’ai tenu depuis des années des archives photographiques qui sont des revendications, des messages de ces activistes qui prennent les murs comme page blanche » explique Greg Arek. Cette systématisation des tâches est liée à une pratique personnelle : « J’ai taggué de mes 12 ans à mes 18 ans, mais il ne reste plus de trace physique de ces six années intenses. Elles ont aujourd’hui été effacées ou bien enterrées car ces lieux, à l’origine des terrains vagues, ont été construits depuis cette époque ».

Intensité d’action et obsession se mêlent très intimement. Le jeune homme s’éloigne de l’art comme vecteur d’une esthétique pour aller vers l’art devenu concept : «  un concept à la fois vision et nouvelle idée abstraite et directrice. L’art ne s’arrête pas à la forme mais pour comprendre une forme artistique, il faut en comprendre le processus contextuel », processus que, dès lors, Greg Arek applique à tout son travail.

… au musée du graffiti

Ce projet de musée du graffiti est quasiment devenu une idée fixe, directrice et de longue haleine, à l’égal d’une théorie qui prend forme dans l’esprit d’un chercheur. La première démarche commence avec la récupération d’un ensemble d’œuvres «  j’ai recadré et remis en contexte un total de 500 à 800 références sur lesquelles j’interviens selon mon goût ».

C’est finalement au cours de l’année 2018 que Greg Arek prend possession de cet espace de trois niveaux dans le discret passage du Ponceau, un passage construit en 1926 afin de prolonger celui du Caire.

Il a alors réuni quelque 2000 œuvres prélevées directement dans la rue et comportant 2000 noms d’activistes : pour mille cinq cents — soit le plus grand nombre — , il s’agit d’œuvres exécutées sur des bouts d’affiches, de mur ou des autocollants / d’éléments de de mobilier urbain prélevés dans la rue ; cinq cents autres pièces proviennent d’une donation. Esprit complexe, il n’oublie pas que la récupération de ces œuvres de rebut, de contestation par le marché de l’art n’est pas son fait : « Depuis quelque temps, le marché de l’art s’intéresse à cette culture marginale liée au vandalisme. On est ainsi passé d’un mouvement de révolte et de lanceurs d’alerte à quelque chose de très mercantile. Je trouvais qu’il manquait un lieu culturel qui puisse être un pont entre les deux. Parmi les œuvres que j’ai pu rassembler, il y a celles de Nasty, JonOne, Mesnager, Taki 183, Seen, Obey, Kaws, Invader, Futura 2000, œuvres prisées par le marché, mais aussi d’autres activistes plus nombreux sur lesquels le marché ne s’est pas vraiment arrêté.. Pour réussir à ouvrir ce musée, j’ai dû me séparer d’un Keith Haring, acquis pendant ses heures de gloire… ».

(ill. 2) Arekollection, ArekGreg, 1998 à 2007, Assemblage de stickers, 1,5 m x 1 m.

Avant l’ouverture du musée proprement dit, Greg Arek présente des œuvres dans des lieux autres, vend des pièces de sa collection,… Cela commence avec Arekollection (1998 – 2007), œuvre constituée d’un assemblage de stickers (ill. 2), 150 sur 100 cm, et habitée d’une histoire bien particulière : Greg Arek fait le pari de la vendre sur un site de vente en ligne pour un euro. En une semaine, la pièce atteint 15 000 €. Elle est finalement retirée de la vente « car le but, explique Greg Arek, n’était pas de s’en séparer, mais plutôt d’en faire un coup marketing bien senti pour faire connaitre cette collection de pièces chinées dans la ville ».

(ill.3) Exposition Street-Art-Banksy & Co, Arek Greg, 2000 – 2016, Techniques Mixtes, 11 m x 2,5 m. Musée de l’Histoire de Bologne (2016), Palazzo Pepoli, Bologne

Après cette première action assez médiatisée, une centaine de pièces ont pu être exposées au Palazzo Pepoli, musée de l’histoire de la ville de Bologne (ill.3). Cette exposition présente ce florilège d’œuvres en même temps que des œuvres de collections prestigieuses comme celle de la Martin Wong de New York ou celle du Mucem de Marseille. Martin Wong est considéré comme l’un des premiers « passeurs » du graffiti  car des 1989 il organise l’exposition « Museum of American Graffiti » installé à son domicile pendant 6 mois. En 1994, il donne 300 objets au Musée de la Ville de New York, après avoir découvert sa séropositivité.

Parmi les pièces de son musée, Greg Arek expose également ses créations, des portraits d’artistes dont il admire le travail comme par exemple celui de Horfe, de Trane ou de O’clock (ill.4). Cela a débuté par un assemblage de photographies des tags de cet artiste. Dans un deuxième temps, Greg les assemble et en fait une composition graphique sur lequel il marque à la peinture le nom du graffeur auquel il veut rendre hommage.

(ill.4) Greg Arek, Hommage (2014), assemblage photos, peinture aérosol, 70 x 70 cm x 6

A l’issue de ces événements, Greg Arek décide d’ouvrir son musée du Graffiti (ill.5). Plus qu’un musée, ce lieu est une oeuvre d’art totale. Le projet a muri pendant 25 ans, depuis sa première photographie de tags. Il sent dès lors que derrière le graffiti, il y a un art qu’il faut préserver. Ce lieu a pour vocation de redonner ses lettres de noblesse à ce mouvement récupéré par le marché de l’art.

C’est ainsi qu’en mai 2018, le Musée s’ouvre sur les trois niveaux du lieu, selon un parcours précis.

(ill.6) Arekollection (1998) assemblage de stickers, 4 x 3 m.

Au rez-de-chaussée (ill.6), est expliqué le paradoxe entre graffiti et street art «  en effet, le monde de la mode, de la décoration, de la publicité ont adopté le street art comme une tendance visuelle du moment alors que le graffiti est dénoncé comme un reliquat à repeindre, à nettoyer car symbole de revendications et de dégradations de biens publics. C’est ainsi que dans cet espace, le collectionneur a mis en avant des oeuvres ramassées dans la rue, des œuvres qu’il veut remettre à l’honneur car la rue est la première galerie/musée de ces pièces dont le contexte a parfois plus d’importance que l’œuvre en elle-même[1] ».

Le premier étage permet de mettre en valeur le travail de certains artistes avec des synthèses photographiques des années d’actions de ces artistes. Les pièces sont ensuite assemblées, recadrées et taguées du nom de l’artiste référent. Il est ici question de la valeur historique et culturelle de cet art à travers les lieux, temps et auteurs.

Au deuxième niveau est dressé un état des lieux de la marchandisation de cet art. Une scénographie didactique montre la mise en avant des grands noms et l’abandon de bon nombre de ces acteurs. Les oeuvres de cet espace ont été acquises par ce collectionneur qui volontairement intervient en les saccageant à l’aide d’une bombe aérosol de couleur or avec laquelle il tag la pièce en faisant fi du support de base qui est le cadre, il tag à même le mur parfois.

Un tel musée, il n’est pas le premier, mais organisé par son fondateur – créateur ! – comme une œuvre totale, pose la délicate question du rapport de l’artiste au patrimoine, à celui des autres, au sien : à quel moment devient-il un expert, un créateur macrocosmique qui phagocyte l’œuvre d’autrui pour le faire sien ? L’expérience est tentée avec succès par Greg Arek, ses qualités de méthodologue vont cependant a contrario de son ego profond d’artiste qui se voit contraint d’aimer / détester ces œuvres qui, seulement lorsqu’elles sont retravaillées deviennent des œuvres autres, en l’occurrence les siennes, chacune étant une citation qui ne sert plus qu’à mettre en valeur les nouvelles œuvres qu’il peut considérer comme siennes. Le graffiti conserve alors toute sa valeur revendicative, polémique, sans perdre pour autant une valeur artistique forte, ni la force de remise en cause qui habite ces œuvres de graffeur dans la recherche constante de valeurs autres.

[1]Tous les propos de Greg Arek consignés ici proviennent des entretiens avec l’artiste réalisés en été 2018.

Le musée du graffiti 20, passage du Ponceau Paris 2e. Ouvert du lundi au samedi de 9h à 19h et sur rendez-vous

Orientation bibliographique

Livres

  • Ben Akhlef, Tarek, Paris Tonkar par Tarek Ben Akhlef et Sylvain Doria. Paris : Florent Massot, 1991, 250 p. : ill.
  • Cooper, Martha, Chauffant Henry, Subway art, 1996 Thames & Hudson ltd, London, 104 p. : ill. coul.
  • Monmagnon, Olivier, Sabotage ! : Le graffiti, art sur les trains d’Europe, s.l : Florent Massot, 1996, 168 p. : ill.
  • Paris Saint Lazare. s.l, 2018, 416 p. : ill. [Volume relatif à l’histoire du graffiti de la ligne Saint Lazare de 1985 à 2000. Une quarantaine de témoignages accompagnent le corpus iconographique].
  • Avenas Victor, Bernard Alain, Cassen Serge et al., Mémoire rupestre : les roches gravées du massif de Fontainebleau : exposition, Nemours, Musée de préhistoire d’Ile-de-France, du 26 novembre 2016 au 12 novembre 2017, Paris, Editions Xavier Barral, 2016, (coll. Beaux livres), 171 p.
  • Chevallier Franck, Ensérune : parlez-vous graffiti ?, Archéologia, 2018, n° 567, p. 8.
  • Calogirou Claire, La réinvention permanente du mur : constitution d’une collection inédite au MuCEM, La revue des Musées de France, revue du Louvre, 2013/3, p. 93-101
  • Omodeo Christian, Face à l’urbain : bibliothèques d’art, graffiti et street art, Perspective n° 2, 2016, 195-202.

Sites :


Afin de donner davantage de portée à la création de ce musée singulier, quelques réflexions inédites de Greg Arek sont livrées au lecteur en marge de la présentation de cet établissement inclassable.


Propos d’escalier par Greg Arek, Paris, 2019. Comment peut-on à notre époque, dans une société si évoluée, dans un pays aussi éduqué que la France être passé à côté du splendide ? Il y a de l’art partout et ni les passants dans la ville ni personne d’autre ne le voit. Même si ce mouvement existe depuis près de 40 ans, le public, le consommateur, le promeneur, vous et moi-même passons devant ces œuvres qui s’offrent à nous sans une attention et à vrai dire plutôt avec un certain rejet. La ville offre depuis des décennies des oeuvres gratuites d’artistes désintéressés et nous passons à côté. Qu’en est-il de la remise en question de notre incompréhension ? De la mise en perspective et de notre projection dans l’œuvre ?

1. Est ce de l’art ?

  • Chaque graffiti est similaire à la voix d’un artiste, d’une personne qui s’exprime et qui donne à réfléchir à celui qui sait regarder. Chaque tag est un geste poétique d’une mise à nu lâchée sur un mur.
  • Il n’y a pas de grands tagueurs. Il n’y a que de grandes œuvres. La médiatisation essaie de créer de grands « taggers » pour les rendre bankables. Il y a avant tout des hommes. Ceux qui sont maintenant connus ont été portés par la pyramide monétaire, le marché ne fonctionne que comme cela : porter un homme au sommet des honneurs en se servant des autres comme piliers. L’actuelle médiatisation ne glorifie que ceux qui produisent à la chaîne pour le marché.
  • Parmi le nombre important des taguers, je n’ai jamais entendu parler d’animal comme quoi les références ne sont pas figées dans cet art. Depuis que les médias parlent du graffiti c’est surtout de Banksy qu’il est question. Avec les prix indécents qu’il met en scène en présentant ses créations, les regards se tournent interloqués vers son œuvre. Ce n’est pas l’homme qui fait art, ce sont chacune de ses œuvres, leur rareté, prises au coup par coup qui font art.

2.  Mais est il encore nécessaire de parler de lui ?

  • Le graffiti est un mouvement, un art de la communication où les acteurs se soutiennent les uns les autres, s’entraident, se portent, s’influencent et partagent. C’est un système horizontal qui pourrait être un exemple de société. Si par contre vous voulez une œuvre connue et récente : je vous propose celle laissée par des gilets jaunes sur l’arc de Triomphe qui a mes yeux en est largement une. Cette œuvre fait réfléchir… même effacée en 2h.
  • Les différences dans les différents types de graffiti sont les mêmes que celles qui régissent les codes de l’art. Le graffiti de Lascaux, de Pompéi est le même que celui que nous retrouvons aujourd’hui dans nos rues. Celui que je présente au musée est – plus ou moins – conscientisé par ses acteurs, répété, implémenté dans l’espace urbain. Sa cause n’est pas vaine.
  • Dans ce lieu que j’ai créé, sur les milliers de signatures qui sont présentes, je ne connais pas les auteurs personnellement. La police cherche même parfois à savoir qui ceux qui sont cachés derrière ces graffiti sans pouvoir trouver l’identité de leurs créateurs. C’est  la raison pour laquelle je porte en mon nom d’artiste les photos proposées. C’est sûrement en cela que ma démarche est une œuvre.
  • Dans le lieu, j’ai pris le parti de ne pas faire d’encadré, c’est la raison pour laquelle j’endosse la casquette de gardien de Musée. L’égo dans l’art (et bien d’autres métiers) est le fléau d’une parole juste. Même l’égo a été mis au-devant de la scène pour cet art de rue, c’est aujourd’hui ce qui cause tant de tort à ce mouvement et se retourne aujourd’hui contre son but : – Les experts ont besoin de porter des élites, – Les médias illustrent le propos par la particularité, le name-dropping, – Le public a besoin de référent pour comprendre, pour briller en société,

3. Qui se soucie vraiment des morts, des vivants, des fous, des créateurs, bref de l’art ? Il est plus facile de regarder l’artiste – par simplification – que d’’essayer de comprendre un discours préformaté. Est-ce que l’artiste est meilleur que l’homme ?

  • Depuis Duchamp, l’art se situe au-delà des attentes du public. J’ai aussi compris une chose plus importante depuis la venue de l’Art brut et bien avant grâce à celle de l’Art premier : ce qui fait oeuvre est tout autant la production que le regard de celui qui sait comprendre, sauvegarder, pour rendre accessible l’oeuvre aux autres. Le « musée du graffiti » est un peu de cela. C’est l’essai par la création, la production, la recherche, l’innovation, la communication, de faire bouger les lignes du droit, de faire avancer les mentalités. Tout comme l’art urbain le propose dans la rue, ce lieu entend éveiller l’art et l’artiste qui sommeillent au fond de chacun.

 

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