De la diversité de la littérature grise : à propos des collages du quartier Goutte d’Or – Château Rouge. L’hommage anonyme aux Péruviens Bryan Pintado Sánchez et Inti Sotelo Camargo

par Alain Cardenas-Castro


(ill. 1 et 2) En memoria – x – tu muerte no será en vano tu lucha la seguimos nosotros. Bryan Pintado Sánchez (1998-2019) et Inti Sotelo Camargo (1996-2019), impressions n/b format A4.


Aujourd’hui, le voyageur en visite à Paris peut parcourir les quartiers en tous sens à la découverte de l’art urbain suivant les réclames des agences de voyages spécialisées annonçant que « les immeubles, les murs et espaces bétonnés sont alors les toiles de Picasso des temps contemporains ! ». Effectivement, c’est depuis plusieurs années déjà que le « Street-art », porté institutionnellement, est rendu visible suivant les quartiers de la capitale, et, au fil d’une énumération à la Prévert, dans les rues, places, avenues, passages, squares, impasses, villas, cités, boulevards, routes, cours, allées, portes, quais, souterrains, ponts, voies, ports, galeries, carrefours, chemins, sentiers, hameaux, ruelles, péristyles, terrasses, ronds-points, esplanades, chaussées, couloirs, passerelles, arcade, bassin, butte, grande avenue, grille, parvis, petite impasse, portique, promenade, résidence, et s’agglutinent parfois en des points d’ancrage surprenants. Aujourd’hui, ces palimpsestes programmés accompagnent les parcours de visites touristiques dans la capitale.

Il est aussi intéressant de constater que de ce cadre urbain contemporain émerge quelques modèles improbables parmi les innombrables modes d’expressions aléatoires disponibles. Parmi les modèles aventureux il y a celui des affichages sauvages. Les passants pourront constater que ce dernier mode de diffusion se renouvelle à des fréquences variables, que ce soit en raison de sa relation aux faits de société et en réaction à l’importance donnée à ses événements successifs, ou que ce soit pour des causes de dégradations dues aux intempéries ou arrachements intempestifs. Le citadin pourra ainsi considérer ce modèle d’affichage sauvage à travers une multitude d’images s’égrenant dans la ville en différentes propositions graphiques comme autant de variations techniques et de formats déclinés témoignant de l’inventivité des créateurs affichistes, et des thématiques à découvrir (ill. 3 et 4).

(ill. 3) Collages. 35, rue des poissonniers, 2 janvier 2021

(ill. 4) Collages. Rue Richomme, 2 janvier 2021

Dans cet espace spécifique de la création urbaine, en cette fin d’année 2020, une proposition se détache par sa particularité et son canevas sémantique improbable. Il s’agit d’une série d’affiches disséminée dans le quartier de la Goutte d’Or[1] dont la thématique est en lien avec les manifestations qui ont eu lieu au Pérou en novembre dernier. La plupart des parisiens et le peu de touristes étrangers en cette fin décennale, auront du mal à repérer ces collages qui passeront autant inaperçus que les placardées contestant les projets de loi d’une « sécurité globale » (ill. 6) face aux monumentaux bandeaux noir et blanc dénonçant les féminicides[2] (ill. 5 et 12). On retrouvera ces messages anonymes dans un périmètre précis de ce quartier spécifique du 18e arrondissement parisien (ill. 9).

(ill. 5) « Collage féminicide ». 39, rue Marcadet, 2 janvier 2021

Effectivement, ces dernières semaines, le Pérou a traversé une crise politique et sociale se traduisant par de multiples mouvements de protestation.

Le Pérou dans un contexte politique mouvementé

Sans revenir trop en amont sur l’historique à l’origine de ces événements, ils ont, en effet, fait suite à la décision du parlement péruvien de destituer pour cause d’« incapacité morale » le président de la république en place Martin Vizcarra. Effectivement, le président Vizcarra, qui avait été accusé de corruption alors qu’il était gouverneur en 2014, n’a pas pu être destitué à l’époque par ses adversaires politiques. Cette destitution du président Vizcarra — considéré comme le meneur de la lutte anticorruption et contestant avoir reçu des pots-de-vin en 2014 — a été perçue par les milieux intellectuels et par la rue comme un coup d’état parlementaire. Les manifestations qui ont suivi ont donné lieu au départ du président intérimaire, Manuel Merino, l’ancien président du Congrès péruvien qui était devenu président par intérim le 10 novembre 2019, à la suite de la destitution du président Martin Vizcarra.

Au cours de cette période politique mouvementée, plusieurs manifestations se sont déroulées dans le pays dont trois marches nationales qui ont eu lieu dans la capitale péruvienne au cours du mois de novembre 2019. C’est durant la deuxième marche nationale, le 14 novembre, que deux manifestants ont été tués par les forces de police, Bryan Pintado Sánchez, et Inti Sotelo Camargo, âgés respectivement de 22 et 24 ans (ill. 1 et 2). Ces deux étudiants ont été mortellement touchés par des balles de chevrotine (perdigones de plomo en espagnol), un armement pourtant interdit pour contenir les manifestations civiles selon la Comisión Interamericana de Derechos Humanos (CIDH). (Voir le site de la CIDH, URL : http://www.oas.org/es/cidh/)

(ill. 6) Collages « Sécurité globale ». 25, rue Richomme, 2 janvier 2021

L’hommage aux morts de Lima à Paris, les réminiscences d’un contre-pouvoir ?

On retrouve les portraits de ces deux étudiants reproduits sur des affichettes, un hommage qui a pour but de rappeler ces morts injustes tout en réactivant les figures tutélaires de la lutte anticoloniale espagnole. Elles rappellent également dans leurs compositions les portraits en médaillon réalisés par les photographes ambulants péruviens qui proposaient leurs services en dehors des studios photographiques.

D’autres collages de cette série péruvienne se calquent sur les plaques nominatives de rues parisiennes. En prenant l’aspect de trompe-l’œil, ces collages se confondent avec les modèles de plaques de rues émaillées (ill. 7 et 8) et pourront passer inaperçus. Sinon, ces fausses plaques de rue apparaîtront pour le moins insolites si l’on s’attarde sur leurs légendes qui resteront difficilement compréhensibles pour le passant qui n’a pas appris l’histoire du Pérou.

En ajoutant un nouveau nom de rue, celle qu’il a nommée Chuqui Chinchay, le créateur de ces affiches trompe-l’œil a intégré le nom d’une divinité andine protectrice des indiens — qui fait aussi l’objet d’études et de débats auprès des chercheurs latino-américains — aux 5900 voies privées et publiques de Paris. Cette divinité andine de sexes aléatoires, n’a pas été choisie au hasard, elle s’intègre aux revendications pour une société future rétablissant les justes équilibres nécessaires entre les genres humains « Tout a une identité de genre mobile et en déplacement constant. Par conséquent, la féminité a tendance à passer à la masculinité et vice versa  » (voir bibliographie, Sylvia Marcos). Les textes de ces plaques de rue imaginées comportent sous le nom de la personnalité une légende ajoutée régulièrement par la municipalité depuis quelque temps. Par ailleurs, on remarquera sur la plaque de la rue Chuqui Chinchay une faute dans l’orthographe du mot incarné qui par un hispanisme possiblement voulu a été modifié en encarné.

(ill. 7) Rue Chuqui Chinchay. Collage sur le modèle des plaques de rue de Paris. 1, rue des Poissonniers.

En localisant la rue Chuqui Chinchay dans le 8e arrondissement parisien celle-ci prend une valeur ajoutée, elle devient aussi une sorte de jeu brouillant les pistes du promeneur en l’amenant à s’interroger sur son emplacement. Ce concept de renouvellement des noms de rues rappelle l’histoire de noms qui, jusqu’à aujourd’hui, font reconsidérer les appellations suivant les circonstances ou découvertes de pans de l’Histoire. Ces noms sont dérangeants, comme l’est celui de la rue du Poil-au-Con, où, d’abord, se sont retrouvées les prostituées depuis le XIVe siècle à Paris, rue qui est devenue, après la révolution, et une fois les prostituées chassées, la rue Purgée, pour finalement devenir en 1806, la rue du Pélican. Ces noms sont réévalués par des appellations jugées préférables, comme c’est le cas de l’avenue de l’Allemagne rebaptisée en août 1914 avenue Jean Jaurès, du nom du leader pacifiste qui venait d’être assassiné. Noms tout aussi bien controversés, comme celui de la rue Alexis-Carrel, en hommage au Prix Nobel de médecine en 1912, débaptisée en 2002 à cause de l’adhésion de ce scientifique aux théories eugénistes nazies. Elle reprendra le nom du résistant Jean-Pierre Bloch…

Effectivement le passant qui peut être étonné par la vie cosmopolite et intense du quartier, peut l’être tout autant par ces nouveaux noms de rue attribués à des divinités andines inconnues inscrites en langue quechua mais aussi donnés à des figures majeures de la lutte anticoloniale menée avant l’indépendance du Pérou, comme celle attribuée à José Gabriel Condorcanqui qui prend le nom de Túpac Amaru II[3] pour organiser et mener « La Grande Rébellion » de 1780 contre la domination espagnole, ou bien celle de Micaela Bastidas[4] qui lutta contre la tutelle de la couronne espagnole au Pérou au côté de José Gabriel Condorcanqui, son mari. Ou bien encore on trouve des noms intrigants comme pour la rue imaginée sous le nom d’Ana de Tarma, qui pour certains est une héroïne oubliée de l’insurrection conte la Vice-royauté espagnole et en faveur de l’indépendance du Pérou, une figure emblématique connue pour avoir mené une guérilla en dirigeant une cinquantaine de ses compatriotes féminines.

(ill. 8) Rue Tupac Amaru II. Collage sur le modèle des plaques de rue de Paris. 23, rue des Poissonniers.

Les textes de ces plaques de rue imaginées comportent sous le nom de la personnalité une légende complémentaire ajoutée régulièrement par la municipalité depuis quelque temps.

Liste des emplacements des « collages péruviens » répertoriés le 2 janvier 2021

(ill. 9) Plan du quartier Goutte d’Or – Château Rouge avec les emplacements des « collages péruviens » répertoriés le 2 janvier 2021. ©ACC

(ill. 10) 54, rue des Poissonniers [1]

(ill. 11) 41 rue des Poissonniers [2]

(ill. 12) 63, rue Doudeauville [3]

(ill. 13) 35, rue des Poissonniers [4]

(ill. 14) 29, rue des Poissonniers [5]

(ill. 15) 23, rue des Poissonniers [6]

(ill. 16) 25, rue Richomme [7]

(ill. 17) 1, rue des Poissonniers [8]

(ill. 18) 7, bd Barbès [9]

(ill. 19)

Quelques affiches de cette série de collages relatant certains aspects de la culture et de l’Histoire du Pérou sont uniquement des textes (ill. 19 à 23 ). Elles peuvent comporter une typographie de couleur rouge sur un fond du papier blanc rappelant les couleurs du drapeau péruvien ou bien elles intégreront un lettrage blanc sur fond noir, ces deux options produisent un effet lisible et efficace.

(ill. 20)

De cette série, une dernière affiche reprenant la même composition graphique que les deux portraits en hommage aux deux étudiants Inti et Jack Bryan représente trois femmes insérées dans la forme d’un médaillon. Elles confirment leur volonté de se faire entendre en levant le poing et en s’aidant d’un portevoix pour crier leur révolte face aux violences policières que les femmes ont subi lors des dernières manifestations de 2019 (ill. 24).


Ci-dessus. (ill. 21 et 22) « Collages péruviens » typographiques


Au gré des ruelles, des impasses, le long d’un escalier pentu de Montmartre, au détour d’une palissade de chantier ou d’un mur décrépi de la Goutte d’Or, le passant perspicace aura toujours l’occasion d’être surpris par la pluralité des messages délivrés. Ils seront en phase avec l’actualité autre que celles des formats institutionnalisés qui nous préservent d’une liberté qu’il est vital de retrouver hors des sentiers battus…

(ill. 23)

[1] Le quartier de la Goutte-d’Or est le 71ᵉ quartier administratif de Paris situé dans le 18ᵉ arrondissement, à l’est de la butte Montmartre. Il était rattaché avant 1860 à l’ancienne commune de La Chapelle. Le nom du quartier vient du nom d’un petit hameau qui tenait son nom d’une auberge à l’enseigne de La Goutte d’or (de la couleur du vin blanc que ses vignes produisaient). La rue de la Goutte-d’Or tient son nom de son tracé qui conduisait à ce petit hameau. (Voir en bibliographie Quinze promenades sociologiques de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot).

[2] Les « collages féminicides » ont été initiés par l’ex-Femen Marguerite Stern (1990-) en août 2019. Cette activiste féministe française est à l’origine du mouvement féministe international visant à rendre visible et dénoncer les assassinats de femmes par leurs conjoints ou ex-conjoints. Elle a rassemblé des femmes via son compte Instagram pour coller des messages dans les rues parisiennes en souhaitant obtenir des mesures concrètes de la part du gouvernement. Pour ses collages, Marguerite Stern a proposé un guide de « charte graphique » afin de fédérer les participantes autour d’une action collective percutante à partir d’une taille de lettres normalisée en corps A4 et d’une couleur noir sur fond blanc, présentées alignées sur une grille imposée.

[3] Túpac Amaru II est le nom que s’est donné l’administrateur indigène José Gabriel Condorcanqui (1738-1781) qui organisa « La Grande Rébellion » de 1780 contre la domination espagnole en prenant le nom de son ancêtre, Túpac Amaru, le dernier inca de Vilcabamba. Il a incarné le mouvement anticolonial de manière emblématique et sera finalement capturé et exécuté par les Espagnols qui prendront par la suite des mesures répressives contre la culture indigène.

[4] Micaela Bastidas Puyucahua (1744-1781) prend part activement à la résistance indigène qui lutta contre la tutelle espagnole au Pérou au côté du chef rebelle Túpac Amaru II organisant avec lui la Grande Rébellion. À la suite de l’échec du mouvement, elle fut publiquement exécutée sur la place d’Armes de Cuzco en 1781, sous les yeux de son mari Túpac Amaru II et de sa famille.

(ill. 24)

Bibliographie

 

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