Les porte-cartes chinois, de bois et d’ivoire  

par Odile Guichard et Christophe Comentale

Deux causes à cette évocation de porte-cartes chinois : la première, un achat de porte-carte en santal en Chine en 1995-6, la deuxième, une visite au musée Vouland début décembre 2018, l‘établissement possède une autre pièce assez similaire.

        

Porte-carte chinois, legs Louis Vouland (inv. 589-2) ; dimensions 9,6 x 5,9 x 1,2 cm


Les objets dits de lettré – faute d’une autre expression – sont toujours une occasion de visiter ici et là les trésors glanés au fil de déplacements et de voyages.

Les échanges au sein de la société chinoise gardent encore de nos jours la force d’un liant social qui donne une certaine chaleur à cet environnement confucéen très réceptif aux flux rituels. Matteo Ricci (1552, Macerata – 1610, Pékin) ne s’y est pas trompé qui dans son Introduction au catholicisme en Chine, décrit l’importance de l’étiquette durant tous ces moments importants que sont les rencontres à teneur sociale. Les documents et accessoires utiles tels que carte de visite, enveloppe rouge, sceau, porte-carte sont inégalement conservés. On note depuis plusieurs décennies la réapparition de porte-cartes produits durant la fin du XVIIIe s. et au cours du XIXe s. sous la dynastie Qing (1644-1911) dans des salles de ventes à l’international, en Occident et en Chine.

Afin de préciser nos observations succinctes, nous avons procédé à une sélection à partir de catalogues de ventes dont les pièces étaient disponibles sur les sites des sociétés, de même qu’en consultant des fonds de collections publiques et privées.

Il a ainsi été possible de déterminer quelques constantes d’une typologie et de thèmes récurrents.

a) Matériaux et environnement

  • Le bois

Les régions du Guangdong et celles situées autour de cette province, actuellement le Guangxi, le Fujian, le Jiangxi, le Zhejiang et le Hunan sont traditionnellement des zones peuplées de forêts de type subtropical. Au fil de l’histoire, on note que les centres d’édition, dépendants des ressources en bois et en eau pour la production du papier et des matrices xylographiques ont été florissants dans ces régions dès les Song et jusque sous les Qing, tout comme les zones de production de statutaire et de sculpture sur bois dépendent des mêmes régions.

Cet état des lieux sommaire aide à comprendre que sous les Ming (1368-1644) et les Qing, en l’occurrence, la production de ces porte-cartes se soit concentrée notamment dans la province de l’actuel Guangdong.

Différentes publications donnent des éléments qui permettent de faire le point sur cet aspect de la création des pièces.

Selon la septième enquête nationale sur les ressources forestières qui s’est déroulée entre 2004 et 2008, la Chine possède 195,4522 millions d’ha de forêt, soit 20,36 % de son territoire. La réserve de bois debout a atteint 14,554 milliards de stères dont 13,363 milliards de stères en forêts.

La forêt naturelle se trouve principalement dans le nord-est et le sud-ouest. Au nord-ouest du pays et sur les plaines de l’est, région à forte densité de population et économiquement développée, la forêt est rare.

La Chine possède des espèces de plantes variées. Les seules essences d’arbres de haute futaie sont au nombre de 2 800, dont les précieux ginkgo et séquoia. Pour protéger l’environnement et satisfaire aux besoins de l’économie, l’afforestation d’envergure se déploie dans le pays. La superficie des forêts artificielles protégée s’étend à 61,6884 millions d’ha, la plus grande du monde.

Selon la division géographique, la Chine comprend principalement la région forestière du nord-est, la région forestière du sud-ouest et la région forestière du sud-est.

La région forestière du nord-est qui se compose du Grand Xing’an, du Petit Xing’an et des monts Changbai, est la plus grande forêt naturelle du pays, dont la superficie et la quantité de bois dépassent le tiers du total du pays, et la moitié pour la quantité de bois abattu. Les essences principales sont le pin rouge et le mélèze de Xing’an.

La région forestière du sud-ouest se trouve au deuxième rang en importance et inclut les monts Hengduan, le versant sud de l’Himalaya et le coude du fleuve Yarlung Zangbo. Sa quantité de bois représente le tiers du total du pays. Les essences d’arbres principales sont le pin de Chine, le palissandre et le nanmu.

La région forestière du sud-est est la plus importante forêt artificielle du pays et couvre les vastes collines situées au sud des monts Qinling et du fleuve Huaihe et à l’est du plateau Yunnan-Guizhou. On y cultive principalement des plantes industrielles comme le théier, le bambou géant, le pin de Masson et le sumac.

En outre, pour faire obstacle aux tempêtes de sable et à empêcher la déperdition de sol et d’eau, on a aménagé plusieurs ceintures forestières protectrices, constituant le « rideau protecteur » comme celle des « Trois Nord » (formée des régions occidentale de la Chine du Nord-Est, septentrionale de la Chine du Nord et du nord-ouest du pays), des cours supérieur et moyen du Changjiang (Yangtse) et des régions côtières, et reboisé les monts Taihang et la plaine. Le projet des « Trois Nord », qui s’étend sur plus de 7 000 km comme une « Grande Muraille verte » et couvre une superficie de 260 millions d’ha, soit le quart de la superficie terrestre de la Chine, est reconnu comme le plus vaste programme écologique du monde.

La steppe, qui couvre plus de 400 millions d’ha, dont 313,33 millions sont utilisables n’est pas incluse dans ces ressources.

  •  Les ivoires

L’éléphant d’Asie, plus petit que son congénère africain, a vécu dans le nord et le centre de la Chine durant la Préhistoire, on l’y rencontre encore sous les Shang et des Zhou, les objets sculptés dans l’ivoire de ses défenses sont réservés à la production d’objets à caractère rituel. Il est encore dans le sud du pays sous la dynastie des Han, les pièces connues sont rares et peu faciles à dater. La situation change sous les dynasties des Yuan et des Ming, elle se prolonge aussi sous celle des Qing : la production, abondante et variée, favorise un commerce maritime intense qui répand en Chine l’ivoire de l’Asie et de l’Afrique. Enfin, dès la fin du XVIIIe s., apparaît une fabrication massive à l’exportation vers l’Europe, elle se poursuit jusqu’au XXe s. mais sombre dans une virtuosité parfois affligeante. Thomas Dobrée (1810 – 1895, Nantes) constitue ainsi des collections léguées au musée qui porte son nom dans sa ville natale.

La situation et le statut de l’ivoire changent durant les années 80 du XXe s. Pour les transactions d’ivoire, Hong Kong s’avère la plaque tournante par où transitaient vers 1980, quelque 700 tonnes d’ivoire par an (ce qui représente une hécatombe de 50 000 éléphants africains), soit la moitié environ de la production mondiale. Avec la signature de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction le 3 mars 1973 à Washington, en fait un accord intergouvernemental signé, plus connu sous son appellation de Convention de Washington, les choses changent : cet accord qui protège les espèces menacées a permis de restreindre considérablement l’utilisation de l’ivoire pour la fabrication de pièces décoratives. Si la Chine semble avoir fait un effort pour la protection animale, le Japon reste encore gros consommateur de ce matériau.

En Chine, l’ivoire animal, substance dure, blanche, opaque, est la matière principale des dents et des défenses d’animaux comme l’éléphant, l’hippopotame, le morse, le narval (rostre), le cachalot, le phacochère. En France le mot ivoire s’applique assez généralement à l’ivoire d’éléphant ou de mammouth (ivoire fossile). L’obtention d’une patine obtenue par trempage ou par bain dans une décoction de tabac brun ou par  brunissage à la fumée d’opium, à l’ocre, au tanin donne des tons plus soutenus appréciés par nombre de collectionneurs. La résistance de ce matériau au temps, sa douceur au toucher après polissage en ont fait un matériau apprécié des lettrés chinois.

Des artisans regroupés en corporations travaillent de façon continue ce matériau selon les commandes fournies, les pièces ne sont que rarement signées. Les objets d’art en ivoire d’éléphant commencent à prendre de l’importance à partir de l’époque Ming (1368-1644). On y trouve des représentations de divinités domestiques inspirées des huit immortels taoïstes, du confucianisme et du bouddhisme, notamment des dieux de la richesse, du bonheur, de la littérature ou bien Guanyin, le boddhisattva de la miséricorde, également invoqué par les femmes en mal d’enfant (送子观音). Cette dernière représentation est longtemps assimilée à une interprétation de la Vierge à l’enfant, introduite en Chine par les missionnaires espagnols et portugais au XVIe siècle. Les Chinois ont probablement adapté la Vierge à l’enfant à leur image de Guanyin. Des rapports de commerçants de l’époque indiquent qu’à partir des années 1580, les Chinois confectionnèrent une grande quantité de copies d’images religieuses en ivoire pour les espagnols, dont des Vierges, à partir de figurines importées directement depuis l’Europe. En raison de leur attrait sur le public, ces sculptures furent rapidement adaptées aux divinités chinoises pour le marché intérieur. Les pièces sont parfois finement incisées, ajourées, incrustées de pierres comme les turquoises ou autres pierres dures. Elles sont aussi rehaussées de couleurs, laquées, dorées. C’est dans cette forme nouvelle de consommation raffinée que se situe la production des porte-cartes, pièces délicates plus ou moins parachevées, selon l’habileté des artisans habitués à satisfaire les demandes les plus diverses et à travailler tous les thèmes selon les surfaces qui leur font face en accord avec les demandes à traiter.

b) Les thèmes

Comme on le voit sur les pièces sélectionnées, différents thèmes se partagent la demande de la clientèle lettrée et occidentale.

  • Le paysage

Pour ces pièces, qu’elles soient en bois, en ivoire ou en écaille, leurs dimensions sont toujours sensiblement les mêmes. Pour la figure 1, (coll. ChC), on note que la structure tire parti de la forme en parallélépipède rectangle et donne ainsi naissance à une scène de temple – probablement bouddhique – situé au sud de la Chine en raison des essences qui alternent avec les parties construites des lieux. Les paysages sont soit un environnement clos, une sorte de microcosme qui se suffit à lui-même. On constate que les essences décrites sont assez semblables à celles gravées sur les xylographies représentant des paysages à personnages, notamment de romans et ouvrages historiques contemporains de la dynasties Ming.

Pour bon nombre de pièces, on note la présence d’un motif central, le saule pleureur (ill. 3), symbole d’immortalité – un simple rameau renaît facilement à la vie – qui donne une dynamique aux environnements assez clos : il peut être dans un autre registre de l’image (ill. 6, 12, 16,17).

Faute de saule pleureur, ou en plus, un médaillon qui se superpose sur les motifs sculptés et soit revêtu d’un monogramme, soit vierge pour être gravé du monogramme souhaité.

  • Les motifs propitiatoires

Nombre d’œuvres d’art chinoises n’ont pas cette approche narrative que confère la présence d’un paysage, lieu que l’on parcourt à sa guise, les faces sont complètement ornées de motifs propitiatoires, le poisson, homophone pour les excès de biens, le prunus pour célébrer la nouvelle année lunaire, la grue pour l’immortalité (ill. 7 et 8).

  • Les commémorations

Le goût de l’allusion chinoise est quelque peu bousculé avec des pièces à caractère commémoratif direct par exemple en rappelant une visite, celle d’une demeure de Napoléon (ill. 11), comme celle qui a quelque ressemblance avec la Malmaison où l’empereur se rend de 1799 à 1814 ; ce bâtiment approchant devient sur des vues voisines (ill. 9) une architecture imposante et qui dit la destination occidentale de ces pièces exotiques.

Ce type d’œuvre nous renvoie à la constante inventivité et aux emprunts incessants faits d’une œuvre à l’autre : ainsi, le format rectangulaire est souvent adopté par les artisans chinois pour créer des pièces rituelles ou esthétiques : écran en bois de santal, plaque de jade, … Une plaque de jade des fonds Vouland (inv. 623) de 15 cm sur 9,5 cm présente au recto en léger relief un lettré à cheval allant franchir un pont, point de départ d’un voyage vers des cimes montagneuses suggérées par le fond lointain, il est suivi de son domestique. Le verso est une composition poétique relative à cette traversée, la pièce est signée. Dans une prochaine livraison, nous ferons un point un peu plus poussé sur ces parallélépipèdes précieux et encore très appréciés des Chinois.

Les deux pièces sont de même qualité, les scènes sont assez proches, un traditionnel saule pleureur est, ici, planté en partie basse dans la scène et surmonté d’un médaillon soit sculpté d’un monogramme, le M pour la pièce de gauche et prêt à être exécuté selon le souhait de l’acquéreur.

La scène de la pièce de gauche est plus ouverte par la mise en scène d’un bateau sur un canal, ce qui est un rappel à la région de création de ce porte-carte.

Renvois bibliographiques

  • http://www.fao.org/docrep/x5347f/x5347f04.htm
  • https://www.gemperles.com/ivoire
  • Comentale, Christophe, Jade, promesses d’éternité. Paris : Lienart, 2014. 191 p. : ill. Bibliog. index
  • Comentale, Christophe, Matteo Ripa (Eboli,1682 – Naples 1745) ; introducteur de la gravure à l’eau-forte en Chine In : Quaderni utinensi,1996 (15/16, 239-259, 9 pl. h. t.)

 

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