Portraits d’hier et de demain (1) d’une exposition parisienne de Gabriel Sierra Henao : ES-CULTURAS

« ES-CULTURAS », Exposition du 11 février au 5 mars 2020, Jonesy Agency, 170 rue de Charonne 75011 Paris.

par Alain Cardenas-Castro

Dans le cadre des recherches menées sur l’art indigéniste péruvien et ses prolongements iconographiques au sein de la diaspora, je propose ce jour une série d‘enquêtes qui vont être structurées selon des développements aussi divers qu’elles permettent les formes rédactionnelles suivantes : comptes rendus d’expositions, portraits, bio-iconographiques de créateurs.

Pour ce dernier point, je compte entreprendre une série appelée Portraits d’hier et de demain. Une première livraison est publiée ci-après, elle est relative au travail de Gabriel Sierra Henao — livraison d’exception puisque ce plasticien est colombien. Un portrait bio-iconographique est à paraître.

En effet ce mouvement indigéniste a, rappelons-le, ces racines profondes au début du XVIe siècle, après la découverte de l’Amérique. Au fil du temps les choses évoluent et au début du XXe, un courant identitaire se prolonge avec une révolution estudiantine, révolution qui fait naître chez les écrivains, peintres, photographes, intellectuels, des nouvelles formes de création.

En cette deuxième décennie du XXIe siècle avec la réalisation de différentes expositions sur l’art indigéniste, j’ai multiplié les rencontres en France et au Pérou et l’urgence s’est faite sentir d’interroger les pratiques des jeunes artistes péruviens face à cette nécessité de se positionner sur le monde qui les entoure. La question de la pertinence d’un art indigéniste au XXe siècle va être perçue de différentes façons à travers l’œuvre de créateurs rencontrés.

Gabriel Sierra Henao, peintre, sculpteur, également chercheur en histoire de l’art. Juan Diego Vergara, peintre et écrivain. Edwin Quispe, peintre muraliste ; Jorge Chirinos, peintre muraliste et commissaire d’exposition ; Manuel Gibaja, peintre, historien de l’art et journaliste ; Julio Guttierez, peintre, céramiste et historien de l’art ; Adolfo Sardon, peintre ; Tadeo Escalante, peintre muraliste.

 

Jonesy Agency est un lieu parisien dédié à la musique, un studio d’enregistrement, mais aussi un centre de formation aux métiers de l’audiovisuel. Ce lieu héberge également l’association Jonesy Event, créé en 2016. Cet outil promotionnel de la scène musicale indépendante française à son propre lieu dédié à la culture, le Jonesy Café, un café associatif qui se veut un lieu de partage et de promotion culturel. Le Jonesy Café a pour projet de réunir les passionnés d’art et de musique autour d’expositions et d’interventions artistiques : peintres, dessinateurs, photographes, réalisateurs, workshops, etc. C’est en plein cœur de Paris dans le 11ème arrondissement, non loin du cimetière du Père Lachaise que cette agence, dédiée principalement à la musique, accueille en ce moment les œuvres du plasticien Gabriel Sierra Henao. Il est réconfortant de constater, encore aujourd’hui, ces initiatives salvatrices suscitant le mélange des genres. Elles génèrent continuellement des passerelles entre différents domaines et horizons autres.


(ill. 1) Xué (2019), bronze sur bois sculpté et doré à la feuille, 60 x 60 cm, éd. 1/8.


  • D’un agencement multiculturel

L’espace d’exposition accueille la vingtaine de pièces, peintures, gravures, sculptures de Gabriel Sierra auxquels s’ajoute une vidéo de Maria José Bermúdez Jurado, elles accompagnent le public à travers une scénographie numérique de paysages végétalisés. C’est en effet, en partant de sa propre culture colombienne, de ce pays d’Amérique latine dont il est originaire, que Gabriel Sierra nous associe à sa confrontation aux cultures européennes et d’Afrique. Ce faisant, il crée un circuit anthropologique et artistique triangulaire en prenant soin d’harmoniser ses œuvres hybrides, toutes révélatrices d’un métissage dépourvu de hiérarchie. En nous guidant tout au long d’un voyage, il nous invite à une exploration multiculturelle et naturaliste surprenante.

C’est après une première licence en arts plastiques à l’Université de Strasbourg que Gabriel Sierra décide d’enrichir son apprentissage artistique par des études d’histoire de l’art avec l’obtention d’un Master à la Sorbonne. Il commence alors à s’intéresser à l’apport de l’art dans la constitution de l’identité nationale colombienne et s’interroge sur l’importance de la place privilégiée qu’occupent les civilisations autochtones américaines.

Conscient de la richesse que cet héritage représente pour son bagage culturel, Gabriel Sierra donne à ses œuvres la force d’une fusion réfléchie entre des formes esthétiques et des techniques ancestrales issues de cultures choisies à travers trois continents. Conséquemment, il a intitulé son exposition, ES_CULTURAS (ill. 2). Il indique ainsi, en préambule à son travail, la prise en considération d’un concept oscillant entre formes et traditions, les deux mots espagnols, es et culturas, permettent le néologisme décomposable en un seul mot « esculturas » , soit en français les deux significations : ce sont des cultures et sculptures. Ce jeu de mot simple et efficace définit parfaitement la construction plastique recherchée.

(ill. 2) Cartel et affiche de l’exposition visible de la vitrine du Jonesy Café

C’est par cette introduction que Gabriel Sierra nous permet de participer à sa réflexion située entre deux axes d’un principe ambivalent : cultures et sculptures. Il nous propose ses constructions hybrides et ses mixages d’ailleurs en les considérant comme des apports enrichissants pour la formation d’une métahistoire américaine.

  • Les mixages emblématiques

Dès l’entrée de l’exposition, on peut apprécier ce brassage cohérent, avec deux séries d’œuvres différentes qui se mélangent, des paysages et des portraits, ils prennent place de part et d’autre des murs d’un vestibule. La première série de Paisaje mental réalisés en 2018 est constituée de paysages conceptuels et graphiques, certainement symboliques des soixante millions d’hectares de forêt colombienne à préserver (ill. 3 et 4). La seconde série est composée de portraits de femmes parées de remarquables coiffes en plumes, ce sont des Kayapos, une des nombreuses populations autochtones menacées de la forêt amazonienne (ill. 5).

Pour réaliser ces deux séries de petits formats, Gabriel Sierra a utilisé la technique de l’encre sur un papier parfois doré à la feuille — rappelant la facture des icônes religieuses de l’ancien monde —, une technique reprise par les peintres indigènes du nouveau Monde. D’autres techniques d’impressions ont été aussi utilisées, comme l’aquatinte, la pointe sèche, l’eau-forte ainsi que des retouches à l’aquarelle. La mise en place ne laissant rien au hasard, on ne remarque pas de suite que l’option de l’accrochage linéaire retenue pour l’occasion se révèle comme un dispositif parfait pour proposer une alternance de compositions mêlant les techniques traditionnelles employées de part et d’autre de ces deux mondes pendant longtemps séparés à une suite de tonalités monochromes en nuances colorées complémentaires.


Ci-Dessus, de gauche à droite, (ill. 2) Paisaje mental N° 13 (2018), encre sur papier doré à la feuille, 31 x 41 cm ; (ill. 3) Paisaje mental N° 11 (2018), encre sur papier, 31 x 41 cm ; (ill. 4) Mujer kayapo  (2019), Aquatinte, pointe sèche, eau-forte, retouches à l’aquarelle, taille de la plaque 15 x 20 cm.


Le travail pictural de Gabriel Sierra n’évoque pas, ici, la particularité des paysages colombiens où la brume est omniprésente. Ces morceaux de pays ont été, de façon récurrente, reproduits en peinture ou par la photographie ou même traduits par la littérature. La culture colombienne est empreinte de ce voile évoquant le mystère. Elle exacerbe manifestement l’imagination et empreint le geste créatif. En revanche, Gabriel Sierra traduit cette atmosphère insolite avec des vidéos naturalistes, reconfigurant pour l’occasion, par une scénographie minimaliste et sensible, les espaces de la Jonesy Agency.

(ill. 5) Muysua (2019), encre, aquarelle sur papier marouflé et résiné avec un cadre artisanal en barnis de pasto, 100 x 130 cm.

(ill. 6) Muysua (2019), détail du cadre

Quelques explications de Gabriel Sierra éclairent davantage sur une des pièces présentées. La plus emblématique, Muysuya, signifie rêve en langue amérindienne (ill. 5 et 6). Le titre de cette peinture se réfère aux mythes de l’Eldorado et à tous les clichés et stéréotypes qui ont accompagné la description du Nouveau Monde, en Europe, à partir de la dernière décennie du XVe siècle. Elle représente le continent sud-américain positionné sur un format de type portrait, en hauteur, qui épouse la composition établie selon la projection de Peters.  Gabriel Sierra nous explique que  » Cette projection cartographique est basée sur la conception du cinéaste allemand Arno Peters qui l’a trouvée supérieure à la projection de Mercator, utilisée habituellement pour la représentation des planisphères ». C’est, en effet, la projection de Mercator qui augmente de plus en plus les tailles des régions en fonction de leur distance de l’Équateur. Cette inflation déformante a ainsi pour conséquence une représentation du Groenland supérieure à l’Afrique, un continent qui est pourtant une zone géographique quatorze fois plus grande. Comme une majeure partie du monde technologiquement sous-équipée se trouve près de l’équateur, ces pays apparaissent plus petits sur une projection de Mercator et donc, selon Peters, semblent moins importants [Monmonier, Mark (2004)]. Sur la projection de Peters, en revanche, des zones de taille égale sur le globe sont également de taille égale sur la carte. En utilisant la « nouvelle » projection de Peters, chaque nation peut retrouver des dimensions correctes. Gabriel Sierra a ainsi rétabli formellement la taille du Nouveau Monde et de ce fait son importance culturelle.

A partir de là, Gabriel Sierra va s’intéresser de manière graphique à inscrire des motifs et des signes de marquages corporels et décoratifs utilisés par les peuples autochtones. Il les utilise pour établir les points cardinaux qui régissent sa composition cruciforme sur laquelle il va placer le Nouveau monde qu’il dépeint à l’aquarelle par des formes végétales diffuses, soulignant et rendant hommage à la fragilité et à l’importance de la forêt amazonienne, fédératrice de la biodiversité à préserver.

On retrouve dans cette œuvre emblématique les préoccupations de Gabriel Sierra qui mixe les techniques artisanales comme le vernis de Pasto[1] utilisé de manière traditionnelle en Colombie. Cette technique se retrouve diffusée et adaptée dans d’autres cultures et pays latino-américains.

Gabriel Sierra utilise aussi abondamment le mélange des matériaux, notamment sur cette peinture qu’il a choisi d’encadrer avec un bois ouvragé : sculpté et peint de motifs décoratifs indigènes. Les techniques picturales et les matières utilisées, l’encre et l’aquarelle sur papier marouflé et résiné, sont encore le résultat de métissage, à l’image des productions coloniales du Nouveau monde.

  • Un nouveau monde ?

Gabriel Sierra s’intéresse en tant qu’américaniste à l’indigénisme, un courant culturel que l’on retrouve dans plusieurs pays d’Amérique latine. Il est sensible à l’identité des cultures indigènes et s’emploie à en reprendre les motifs pour les représenter. En se conformant à ces principes combinatoires tout en suivant ses concepts esthétiques, il poursuit ses recherches en aboutissant à des œuvres hybrides. Une œuvre est représentative de ce travail d’investigation et Gabriel Sierra a choisi de l’exposer dans la vitrine de l’agence, visible depuis la rue de Charonne. C’est un triptyque composé de trois portraits types, évocateurs des confins africains, européens et américains, des sculptures en bas reliefs sur supports carrés, (ill. 8, 9 et 10). Gabriel Sierra les a confrontés non dans un souci d’uniformisation mais à contrario en provoquant le dialogue des matériaux et les mélanges de techniques, ceci afin de rendre hommage au métissage : les fondements de notre Humanité. Ces trois typologies viennent magnifier leurs origines respectives, rappelant « l’ubiquité du beau » que définissait en d’autres temps le sculpteur Charles Cordier, un des représentants majeurs de la sculpture ethnographique.


Ci-dessus, de gauche à droite, (ill. 7) Chia (2019), bronze sur bois sculpté et doré à la feuille, 60 x 60 cm, éd. 1/8. ; (ill. 8), Xué (2019), bronze sur bois sculpté et doré à la feuille, 60 x 60 cm, éd. 1/8. (ill. 9), Visitante (2019), bronze sur bois sculpté et doré à la feuille, 60 x 60 cm, éd. 2/8.


Le processus de réalisation technique de ces trois sculptures est aussi le produit d’une hybridation. Il fait appel au moulage, à la gravure sur bois et à la dorure tout en reprenant les motifs décoratifs et symboliques des cultures représentées.

Ce manifeste d’une identité américaine à renouveler est proposé par ce plasticien engagé dans une recherche qui se poursuit également dans ses activités d’historien de l’art au travers de colloques internationaux[2]. Gabriel Sierra est bien le digne annonciateur d’un Nouveau monde.

 

[1] Le vernis de Pasto est un des principaux matériaux permettant de travailler selon une technique artisanale indigène très ancienne et typique de la ville de San Juan de Pasto, dans le sud de la Colombie. La résine obtenue à partir d’un arbre appelé mopa mopa (Elaeagia pastoensis mora), essence qui se trouve dans les forêts andines et dans la forêt de Putumayo donne ce vernis, généralement utilisé pour décorer des objets en bois.

[2] « L’appropriation de l’art japonais dans la peinture de Gonzalo Ariza », conférence de Gabriel Sierra Henao dans le cadre du Colloque International « L’Orient dans le monde Hispanique et Lusophone » organisé par le Centre d’Etudes Hispaniques d’Amiens (CEHA), Université de Picardie Jules Verne, 20 novembre 2019. Publication à paraître dans la collection du CEHA.

 


Gabriel Sierra Henao devant El Río (2018), Peinture sur toile dorée à la feuille avec un cadre artisanal en barnis de Pasto, 112 x 62 cm.


* Tous nos remerciements à © Laure Paoli pour les visuels de l’exposition et à Maria José Bermúdez Jurado pour l’extrait de son long-métrage documentaire Amoka.

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